Comment le biographe des génies a converti la Suisse intellectuelle

Le biographe d’Elon Musk, Walter Isaacson, a régné pendant 15 ans sur l’influent Institut Aspen, un think tank qui organise des séminaires dans les Rocheuses pour les riches hommes d’affaires en quête d’un vernis culturel. A la tête de cette Suisse intellectuelle, il décide de diriger ses efforts – et sa plume discrètement complaisante – vers les enfants terribles de la Silicon Valley, les gourous de la tech.

Walter Isaacson, photo fournie en 2011 par son éditeur. | Keystone / AP Photo / Patrice Gilbert
Walter Isaacson, photo fournie en 2011 par son éditeur. | Keystone / AP Photo / Patrice Gilbert

Cet article est paru en anglais dans le magazine américain The Drift.

Le premier livre d'Isaacson n'était pas une biographie, mais un recueil d'essais intitulé Pro & Con: Both Sides of Dozens of Unsettled and Unsettling Arguments. («Pour ou contre: une dizaine de questions ouvertes vues des deux côtés de la polémique», non traduit en français, ndlr.) Publié en 1983, alors qu’il est encore un rédacteur en chef prometteur au Time, le livre présente des positions opposées sur des sujets polémiques comme le contrôle des armes à feu, l’avortement ou la cigarette. Isaacson se positionne en arbitre impartial pour aider ses lecteurs à se faire leur avis.

Si le recueil est passé à peu près inaperçu, la posture est destinée à rester: celle d’un observateur au-dessus de la mêlée politique. Il la mettra en œuvre avec une efficacité redoutable. Le succès vient dès son deuxième ouvrage, coécrit avec le rédacteur en chef de Newsweek Evan Thomas. Il relate l’histoire d’une clique d’hommes d’Etat, tous issus de la côte est des Etats-Unis, qui façonneront la politique étrangère pendant la Guerre froide.

Mais Isaacson s’illustre surtout avec son troisième opus, publié en 1992: une biographie d’Henry Kissinger, le diplomate au cœur de la doctrine américaine pendant la Guerre froide. C’est peu ou prou une fusion de ses deux premiers ouvrages. Isaacson y relate les sanglantes machinations de l’illustre homme d’Etat vues des deux côtés à la fois. Ou, pour le dire comme l’auteur, il s’agit d’«une biographie impartiale de Kissinger dans toute sa complexité».

L’art de ne pas froisser

Le New York Times y voit «un portrait dévastateur de M. Kissinger», tandis que l’écrivain britannique Christopher Hitchens considère que l’adhésion du biographe à «une tradition d’"objectivité" typique de New York et Washington» l’a conduit à minimiser grossièrement les crimes de guerre de Kissinger. Dans la London Review of Books, il écrit qu’Isaacson «évolue dans un monde où le pire qu'on puisse dire d'une politique quasi génocidaire est qu'elle envoie un mauvais "signal"».

Avec sa fascination pour le pouvoir et son «objectivité typique de New York et Washington», Isaacson s’est senti comme chez lui au Time, où il est promu directeur de la rédaction en 1996. Sous sa direction, le magazine se détourne de l’actualité pour s’intéresser aux personnalités du monde politique et culturel. L’homme a le don d’évoquer le gotha avec un ton affable et divertissant, en sondant délicatement les autorités établies sans les fâcher outre mesure. Le «portrait dévastateur» d’Isaacson n’a par exemple jamais empêché Kissinger d’accepter ses invitations aux dîners de gala du Time.

Détour par la TV

La mansuétude d’Isaacson s’avère moins utile à CNN, à la tête duquel il est bombardé à l’été 2001. A son arrivée, la chaîne subit les assauts de Fox News en pleine ascension, que Rupert Murdoch vante comme une alternative à l’hégémonie des médias de gauche. Isaacson y déploie son talent pour l’impartialité – ou tente de manger à tous les râteliers, c’est selon. En tant que PDG, une de ses premières décisions consiste à rencontrer des élus républicains pour discuter de la façon dont sa chaîne pourrait rééquilibrer sa ligne pour y intégrer une perspective de droite.

Cette stratégie se retourne contre lui. Les téléspectateurs de gauche trouvent qu’il fait des courbettes à la droite et les conservateurs restent fidèles à Fox News, notamment après le 11 septembre, quand son PDG Roger Ailes érige la rage patriotique en ligne éditoriale. En 2002, Fox éclipse CNN dans les audiences, et son directeur est remercié l’année suivante.

La Suisse intellectuelle

Isaacson est bien mieux taillé pour le poste suivant, celui de président directeur général de l’Institut Aspen, qu’il occupera de 2003 à 2018. L'organisation a été créée en 1949 dans la station de ski huppée d’Aspen, dans le Colorado. Son fondateur, un riche industriel du nom de Walter Paepcke, a demandé à Mortimer Adler, responsable de la fameuse collection Great Books of the Western World, de mettre en place un programme de formation continue pour les chefs d’entreprise peu versés en littérature.

Les heureux séminaristes auraient ainsi l’occasion de deviser sur les œuvres majeures de la culture occidentale, Sophocle, Adam Smith, et Herman Melville, avec vue sur les cimes des Rocheuses, le tout entrecoupé de pique-niques en montagne et d’une petite virée occasionnelle en rafting. Paepcke souhaitait ainsi aider le gratin à «accéder à sa propre humanité, en développant sa conscience, son perfectionnisme et son sens de l’épanouissement personnel».

Au fil des décennies, l’Institut Aspen devient une sorte de paradis non partisan, où des participants d’horizons politiques variés et parfois opposés peuvent penser à voix haute et apprendre de leurs différences. C’est une zone neutre, une Suisse intellectuelle, qui facilite la transmission pacifique d’idées entre gens de bonne composition.

Mais si Aspen encourage les désaccords policés, ça n’a jamais été un lieu de véritable dissidence. Tout en affichant sa neutralité, l’Institut a discrètement mis en œuvre son propre agenda: donner aux participants le sentiment qu'ils étaient les héritiers légitimes et les gardiens de la tradition intellectuelle occidentale. En quelque sorte, leur richesse et leur pouvoir ne seraient que le prolongement naturel de ce patrimoine.

Un long filet d’eau tiède

Isaacson reprend ce programme avec entrain, et son travail de biographe se met à refléter les valeurs et le style de l’Institut. Au cours de sa première année de présidence, il publie une biographie de Benjamin Franklin, où le Père fondateur est présenté comme le genre à adorer les séminaires en montagne. «Je peux facilement imaginer prendre une bière avec lui après le travail, lui montrer comment utiliser le dernier appareil numérique à la mode, partager un business plan pour une nouvelle entreprise, discuter les derniers scandales ou idées politiques du moment», écrit-il.

Quelques années plus tard, Isaacson brosse un tableau d’Einstein en membre de think tank libéral de la fin des années 2000. Sa compréhension de la structure de l’univers serait le résultat de son esprit «non conformiste», de sa curiosité sans bornes, et d’un goût prononcé pour l’art. (L’auteur s’arrête longuement sur les prouesses du physicien au violon.) Isaacson loue les qualités de scientifique de l’homme, mais aussi et surtout ses valeurs libérales. «Einstein avait la tyrannie en horreur et voyait la tolérance, non comme une aimable vertu, mais comme la condition sine qua non pour qu’une société soit créative.»

Comme pour Kissinger, Isaacson décrit les vies de Franklin et Einstein avec un luxe impressionnant de détails, et sans trop éditorialiser son propos. Quand l’auteur se fait entendre, l’analyse est sirupeuse et banale, d’une platitude consommée. Einstein nous apprend «à remettre en question les préjugés, à défier la croyance populaire, à ne jamais prendre pour vérité une proposition considérée par tous comme une évidence».

De Goethe à Jeff Bezos

Isaacson entreprend aussi de faire entrer Aspen dans le 21e siècle. Durant l’ère de Paepcke, les élites étaient des champions du capitalisme qui voulaient se plonger dans Goethe. Au temps de son successeur, elles étaient de plus en plus constituées d’investisseurs et de créateurs d’entreprises dans le secteur des nouvelles technologies, désireux de se transformer en grands prophètes de l’humanité.

Le monde de la tech était déjà connu et apprécié d’Isaacson. Dans les années 1990, il avait brièvement quitté le Time pour devenir responsable éditorial de Time Warner (aujourd’hui WarnerMedia), conglomérat qui rassemble Time, CNN, HBO, Warner Bros.... Là, il participe à fonder le portail web Pathfinder.com, qui agrège tous les contenus du groupe.

Cette incursion précoce dans le journalisme numérique se solde par un échec à plusieurs centaines de millions de dollars. Isaacson est renvoyé à son magazine, où il assouvit ses pulsions entrepreneuriales en créant une nouvelle section dédiée à la science et la technologie. Avec un accent particulier sur les prodiges de la Silicon Valley.

Franklin le geek et Einstein le techie

Quand il entre à Aspen en 2003, Isaacson sait donc très bien comment plaire à cette faune d’entrepreneurs de la tech. Une de ses premières grandes initiatives consiste à créer le Festival des idées d’Aspen, où pendant une semaine des «leaders d’opinion» se réunissent pour faire des interventions de type TED devant les happy few de l’Institut et les spectateurs ayant payé leur place. L’événement répond au mandat d’Aspen à la perfection, en y ajoutant une touche de modernité. La classe dirigeante se voit ainsi offrir l’opportunité d’élargir ses horizons, non plus en lisant d’anciens traités poussiéreux, mais en écoutant les présentations clinquantes de personnalités de Colin Powell, Jane Goodall et Jeff Bezos.

Sous la houlette d’Isaacson, le mantra d’Aspen change de nature: désormais, il faut être aussi intéressé par Goethe que par l’ordinateur quantique. Il est amusant de constater qu’Isaacson a aussi attribué sa propre admiration pour les innovateurs de la tech à ses personnages historiques.

Benjamin Franklin n’est pas seulement un «éditeur à succès doublé d’un homme de réseau doté d’une curiosité pleine d’inventivité», il aurait aussi été «comme un poisson dans l’eau à l’heure de la révolution de l’information». Einstein n’était pas, à la différence de Franklin, un grand inventeur; il était plutôt du genre à s’épanouir dans l’abstraction qu’à déposer des brevets. Cela n’empêche pas, à en croire Isaacson, qu’on retrouve «son empreinte dans toutes les technologiques actuelles, des cellules photoélectriques et des lasers au nucléaire et aux fibres optiques, en passant par le voyage spatial et les semi-conducteurs, dont on peut retracer l’origine jusqu’à ses théories.»

Il y avait clairement un goût pour ce genre de discours dans les années 2000, quand l’expression «techno-enthousiaste» pouvait encore être employée sans pouffer de rire. Les deux biographies se sont vendues comme des petits pains.


Dans le prochain épisode, nous nous pencherons sur Steve Jobs et le mythe de la Silicon Valley. Ou pourquoi, quand la pente est glissante, il advient qu’on finisse par la dévaler.



Cet article est paru en version originale le 12 mars 2024 dans le magazine littéraire américain The Drift. Il a été traduit de l’anglais et édité par Yvan Pandelé.