Peut-on faire l’éloge d’Elon Musk sans passer pour un con?

Chez nous, il serait un mélange improbable de Jacques Attali et Stéphane Bern. Le journaliste et intellectuel américain Walter Isaacson a fait carrière en relatant la vie inspirante des grands génies du monde occidental. Mais après De Vinci et Einstein, le biographe un rien complaisant se heurte à un os: Elon Musk. L’excentrique patron de Tesla va faire éclater au grand jour la stupidité du projet…

La biographie d'Elon Musk par Walter Isaacson est sortie aux Etats-Unis le 12 septembre 2023. | Keystone / EPA / Etienne Laurent
La biographie d'Elon Musk par Walter Isaacson est sortie aux Etats-Unis le 12 septembre 2023. | Keystone / EPA / Etienne Laurent

Cet article est paru en anglais dans le magazine américain The Drift.

C’est au cours d’une flânerie estivale entre amis, dans le Colorado, que Steve Jobs demande à Walter Isaacson s’il voudrait bien envisager d’écrire sa biographie. A l’époque, celui-ci, journaliste, universitaire et conseiller politique, dirige le prestigieux Institut Aspen. (L’influent think tank qui a donné ses lettres de noblesse à la station de ski éponyme, sorte de Davos dans les Rocheuses, ndlr.) Walter Isaacson, qui vient juste de publier un ouvrage de 600 pages sur la vie Benjamin Franklin, est déjà en train de s’attaquer à celle d’Einstein. «Ma première réaction a été de me demander, en plaisant à moitié, s’il se voyait comme un successeur naturel dans cette lignée», se remémore l’éminent biographe.

Rappelez-vous l’an 2000

Walter Isaacson se met au travail en 2009, en apprenant que Steve Jobs est en train de mourir d’un cancer du pancréas. Quand le livre paraît en 2011, quelques semaines après le décès du patron d’Apple, il apparaît que le semi-trait d’humour n’en était plus un. Sur la couverture, conçue avec l’aide de Steve Jobs lui-même, trône une photo en noir et blanc du gourou de la tech. Il fixe l’objectif avec assurance tout en se lissant le bouc, tel un grand penseur devant l’éternel, digne successeur d’Einstein et de Franklin. De quoi séduire un public encore fasciné par l’histoire du petit génie incompris qui a quitté les bancs de la fac pour les bureaux de la Silicon Valley.

Cette année-là marque l’apogée du techno-optimisme. Les printemps arabes continuent d’apporter la démocratie au Moyen-Orient tweet après tweet tandis que Google, avec ses tables de ping-pong et ses salles de massage, passe encore pour le meilleur employeur au monde. En surfant sur cette vague, le Steve Jobs d’Isaacson s’écoule à 380'000 exemplaires en une semaine. C’est un triomphe.

Et Elon fut

Dix ans plus tard, le biographe est à la recherche du prochain génie à inclure dans sa collection d’élite, qui a entretemps accueilli Léonard de Vinci et se vend comme des petits pains dans un coffret intitulé «Genius Biographies». Le point commun de tous ces personnages, selon Walter Isaacson, n’est pas tant un QI élevé qu’un esprit original. Ils pensent différemment de la masse. Ou, comme l’écrit Schopenhauer, ils atteignent des cibles que personne d’autre ne peut voir.

Cette qualité les place souvent en porte-à-faux avec l’air du temps, mais ces hommes ne cèdent ni à la pression idéologique ni aux mœurs dominantes. Le génie vu par Isaacson est une incarnation de la liberté intellectuelle, une sorte de héraut de cet humanisme libéral qui s’épanouit dans les hauts lieux de l’innovation en Occident: la Florence de la Renaissance, l’Amérique révolutionnaire, l’Europe de l’Ouest d’avant-guerre, la Silicon Valley…

Alors qu’Isaacson sonde le paysage à la recherche d’un nouveau génie, donc, un nom revient sans cesse: Elon Musk. C’est sans l’ombre d’un doute un homme qui voit grand – les voitures électriques, le voyage spatial, la télépathie. Il poursuit sa vision sans concession, parfois de façon ouvertement belliqueuse. Via des amis communs, les deux hommes entrent en contact en 2021 et se parlent pendant une heure et demie. (Chacun explique être à l’initiative de la rencontre.) Sans surprise, le patron de Tesla est enthousiaste à l’idée qu’on écrive sur lui.

En retour, Isaacson exige un accès total à Musk et son entourage, ainsi que la liberté de se faire sa propre opinion. «Vous n’aurez aucun contrôle», prévient-il.

Un octogone à 300 de QI

Pendant les deux années qui suivent, le biographe suit le patron de Tesla partout où il va, discute avec sa famille, ses amis, ses collègues. Il reçoit des messages baignés de Red Bull jusque tard dans la nuit.

A ce moment-là, la vie déjà insolite de l’homme d’affaires a fini par tourner au chaos. Il vient d’acheter Twitter à grande perte, se mêle de la guerre en Ukraine, donne à ses enfants des noms d’extraterrestres, et défie Mark Zuckerberg au MMA. Sur Fox News, on s’amuse à comparer les deux hommes – taille, corpulence, âge, quotient intellectuel. QI de Zuckerberg: 152, QI de Musk: 155. Deux génies, et l’un des spectacles les plus idiots de tous les temps.

Mais quand Musk paraît en septembre 2023, la jaquette suffit à donner le ton. Elon Musk y est dépeint comme le trublion génial de la Silicon Valley et le digne héritier de Steve Jobs. En couverture, il fixe l’objectif, les mains jointes sous le menton – à l’image de son père spirituel. Une double épigraphe figure en dessous. La première est du patron de SpaceX: «A tous ceux que j’ai offensés, je veux dire que j’ai réinventé la voiture électrique et que j’envoie les gens sur Mars à bord d’une fusée. Vous pensiez vraiment tomber sur un type normal et décontracté?»

En dessous figure une citation de Steve Jobs: «Seuls les gens assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent.»

Ode à un «trou du cul»

Cette fois, la mayonnaise prend mal. Par rapport à l’époque de Steve Jobs, les milieux de gauche ont pris leurs distances avec la Silicon Valley – notamment en raison du glissement à droite de certains grands patrons de la tech lors du mandat Trump. Elon Musk en est le parfait exemple: il a partagé un mème comparant Justin Trudeau à Hitler et publie fréquemment des tweets sur le «virus woke» ou les vaccins Covid. Le livre se prend une volée de bois vert, certains accusant l’auteur de pratiquer du journalisme de complaisance.

Dans une interview combattive, la journaliste spécialisée Kara Swisher, pourtant amie de longue date du biographe, insiste pour savoir s’il en est venu à «apprécier» l’homme. La frustration et l’incrédulité de l’intervieweuse sont palpables: comment est-il possible qu’Isaacson, libéral comme elle (c’est-à-dire, dans un contexte américain, de gauche, ndlr.), ne voie pas Elon Musk comme le «trou du cul» qu’il est? Et qu’il s’emploie, au contraire, à réhabiliter son image et lui construire une postérité radieuse?

L’origine du mal

Dans sa critique au New Yorker, l’historienne et journaliste Jill Lepore se pose la même question. Walter Isaacson, écrit-elle, est «un homme gracieux, généreux, soucieux de la chose publique et un biographe avec des principes». Comment a-t-il pu faire l’apologie d'un tel «super-vilain»?

En réalité, dans la série de neuf ouvrages écrits par le PDG de l’Institut Aspen, Elon Musk n’a rien d’une anomalie. A tous points de vue, le livre s’inscrit en droite ligne d’une carrière fondée sur la promotion des intérêts des élites, sous couvert de la neutralité du biographe et d’un humanisme à l’eau tiède. Musk n’est pas que le dernier génie en date dans le canon d’Isaacson: il en est peut-être le débouché naturel.

Et cette fois-ci, le «génie» est assez affligeant pour jeter une lumière crue sur la foutaise au cœur du projet…


Dans le prochain épisode, nous examinerons les états de service du biographe des génies, qui révolutionna la Suisse intellectuelle en lui donnant le goût de la Silicon Valley.



Cet article est paru en version originale le 12 mars 2024 dans le magazine littéraire américain The Drift. Il a été traduit de l’anglais et édité par Yvan Pandelé.