Quand Steve Jobs se faisait canoniser par le biographe d'Elon Musk

Après avoir brossé Benjamin Franklin et Einstein en techno-enthousiastes, le biographe des génies Walter Isaacson continue sur sa pente glissante. Il entreprend désormais de chanter les louanges d'une figure de la tech: Steve Jobs, l’exécrable patron d’Apple. Mais tout à son exercice de flagornerie, il ne voit pas que le mythe de la Silicon Valley prend déjà l'eau de toutes parts.

Steve Jobs fait la publicité de Mac OS X, en 2007. | Keystone / AP Photo / Paul Sakuma
Steve Jobs fait la publicité de Mac OS X, en 2007. | Keystone / AP Photo / Paul Sakuma

Cet article est paru en anglais dans le magazine américain The Drift.

Dans ses biographies de Benjamin Franklin et d’Albert Einstein, Isaacson s’est contenté de transposer les réalisations de génies reconnus dans la langue de son temps. Avec Steve Jobs, le défi était tout autre: il fallait faire admettre son protagoniste dans la clique des grands esprits universels. En deux ans, il a réussi à produire un récit fluide de la vie du patron d’Apple, qui dépeint un homme aux deux facettes.

Parfois, Steve Jobs est un créatif excentrique, brillant, intense, doté d’une vision esthétique qui ne souffre pas de compromis. Il gobe des acides et fait des voyages en Inde. Prend des cours de calligraphie et s’en sert pour créer des polices de caractères sur Mac. Il tombe sur un robot de cuisine Cuisinart à Macy’s et décide de recouvrir ses ordinateurs d’une coque en plastique.

A d’autres moments, Isaacson dépeint Steve Jobs comme instable et méchant. Il met sa petite amie enceinte, avant de tout nier en bloc. Il trahit ses vieux amis – dont Steve Wozniak, cofondateur d’Apple et vrai génie de l’informatique. Il se gare sur les places pour handicapés. Hurle sur ses subordonnés. Pleure comme un gosse lorsqu’il n’obtient pas ce qu’il veut.

Mais à chaque fois que Jobs se comporte mal, qu’il exige trop de ses collaborateurs, ou qu’il se perd dans un perfectionnisme forcené, son biographe rappelle que c’est ce caractère difficile qui lui a permis de créer des produits ayant changé le monde. En d’autres mots, ses pulsions autoritaires et cruelles sont présentées comme des facettes de sa créativité. «Sa personnalité, ses passions et ses produits sont tous liés, écrit-il, de la même façon que le matériel et les logiciels d’Apple, comme s’ils faisaient partie d’un système intégré.»

Steve Jobs et le mythe de la Silicon Valley

Il s'agit d'un stéréotype classique: celui du génie avec ses failles, imparfait car génial. C'est aussi une posture que Jobs avait adoptée pour vendre les produits Apple. En 1997, Apple a lancé sa campagne publicitaire «Think different» («Penser différent»). On y voit défiler des portraits en noir et blanc des génies du 20e siècle – Einstein, Picasso, Edison, Martin Luther King… – tandis qu’est déclamé un poème que Steve Jobs aurait contribué à écrire. Isaacson ne marche pas, il court. Au lieu de proposer une réflexion critique sur le genre de personnes qui convoquent Martin Luther King pour vendre des ordinateurs, il reprend à son compte la campagne marketing et conclut son propre livre par un extrait dudit poème (qui servira aussi d’épigraphe à Musk): «Alors que certains peuvent les voir comme des fous, nous les voyons comme des génies. Parce que seuls les gens assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent.»

Le slogan «Think different» résume en deux mots l’idée qu’Isaacson se fait du génie. Il deviendra un de ses mantras. Après la parution du livre, le directeur de la création de l’agence ayant conçu la publicité d’Apple accusera Isaacson de «révisionnisme historique». S’il est vrai que Steve Jobs a participé à superviser la campagne, il n'en a pas été le cerveau. En fait, il a même dit que la première version du script, qui ressemblait déjà beaucoup à la version finale, était de la «merde»

En dépit de quoi, Isaacson a continué d’attribuer tout le mérite du slogan à Steve Jobs, sans oublier de l’appliquer rétrospectivement à ses autres poulains. «Einstein avait les qualités insaisissables du génie, notamment l’intuition et l’imagination qui lui permettaient de penser différemment», a-t-il écrit en 2011 dans un éditorial au New York Times. «Comme M. Jobs, Franklin aimait le concept de créativité appliquée: récupérer des idées intelligentes et des conceptions astucieuses pour en fait des machines utiles.»

Le plus remarquable ici, c'est qu'Isaacson compare Einstein et Franklin à Steve Jobs, plutôt que l'inverse. Le patron d’Apple est devenu le dieu des génies, la Silicon Valley une terre promise.

L’émergence de la figure du génie

Bien entendu, Isaacson n'a pas inventé le mythe de la Silicon Valley avec sa biographie de Steve Jobs. Tout au long des années 1990, les grands patrons de la tech ont été présentés comme des geeks héroïques, dont les machines finiraient par transformer les idées libertariennes en faits sociaux. Isaacson s’est contenté de reconditionner ce folklore pour le grand public en le concentrant sur une seule personne. L’idée a fonctionné et le succès du livre a propulsé son auteur au rang de biographe vedette. En 2012, il figure dans une liste de personnes influentes du Time pour son «trio d’ouvrages brillants sur des hommes de génie». Isaacson s’est lui-même qualifié, un peu plus tard, de Boswell de la Silicon Valley, en référence à ce scribe de l’ombre qui s’employait à consigner la vie des figures de son temps pour la postérité.

Une analogie plus pertinente pourrait être celle de Giorgio Vasari, un architecte éminent et un artiste médiocre qui vivait il y a environ cinq cents ans à Florence. En 1550, Vasari a publié Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, une biographie collective des artistes italiens. Cette œuvre fondamentale est à l'origine du concept de Renaissance et de son association avec la Florence des Médicis, qui furent les mécènes de Vasari. On y trouve notamment le premier récit complet de la vie de Léonard de Vinci. «Son génie était si grand et si universel qu’il résolvait avec aise toutes les difficultés auxquelles il s'attaquait», écrit-il. C'est à Vasari que l’on doit ce stéréotype, répété à l’infini: ce sont des hommes de génie de la Renaissance qui ont sorti Florence, puis toute l’Europe, de l’obscurité. Le livre a aussi fait la réputation de Vasari, liant à jamais son nom à cette période de l'histoire.

Avec son livre sur Jobs, le projet d'Isaacson commence à ressembler à celui de Vasari. Palo Alto devient une sorte de Florence américaine, le phare de la Renaissance du 21e siècle, qui conduit le monde vers un avenir lumineux. Le journaliste se fait biographe de cour.

Les grands poètes de la tech

Dans son livre suivant, Les Innovateurs: comment un groupe de hackers, de génies et de geeks a créé la révolution numérique (sorti en 2014), Isaacson retrace l’origine de la Silicon Valley, un lieu où «l'autorité doit être remise en question, les hiérarchies contournées, la non-conformité admirée et la créativité nourrie». Le premier précurseur de la révolution numérique serait Ada Lovelace, la fille de Lord Byron.

Cette passionnée de mathématiques a développé la première théorie sur comment programmer un prototype d’ordinateur appelé «machine analytique». Isaacson s'appuie sur le penchant d'Ada pour la poésie et sur son approche non conventionnelle des mathématiques pour démontrer que, tout comme la Renaissance, l'ère numérique serait le fruit de créateurs audacieux ayant aboli la frontière entre les disciplines. «Je suis frappé par le fait que la véritable créativité de l'ère numérique provient de ceux qui ont été capables de relier les arts et les sciences», écrit Isaacson.

Aucune des figures de la Silicon Valley n’y échappera. Claude Shannon devient «le théoricien excentrique de l'information, qui sillonnait en monocycle les longs couloirs rouges [de son institution] en jonglant avec trois balles et en saluant ses collègues d'un signe de tête». Le roi de l’informatique Alan Kay conçoit des interfaces graphiques et joue dans un groupe de jazz. Les fondateurs de Google Sergey Brin et Larry Page fréquentent des écoles Montessori.

Le mythe se fissure

Cet angle faisait recette en 2011, mais en 2014, les perceptions sur la «tech culture» ont commencé à changer. La parution des Innovateurs a coïncidé avec le début du «tech-lash» (contraction de «tech» et «backlash», ndlr.), présenté par The Economist l'année précédente comme une «révolte contre les souverains du cyberespace». Les experts s'affolent de la dépendance aux écrans et de la désinformation. L'internet, censé promouvoir la libre circulation de l’information, se révèle comme étant un gigantesque moteur de surveillance qui permet à une minorité d’accumuler de la richesse et du pouvoir, tout en fragmentant la société en groupes de plus en plus antagonistes et paranoïaques. L'industrie technologique est dominée par des mégacorporations – Amazon, Facebook, Apple, Google – qui tentent d'apaiser les inquiétudes avec des slogans comme «Don't Be Evil» – «Ne soyez pas malveillants».

Des critiques se font jour au sein même de la Silicon Valley. Le pionnier de la réalité virtuelle Jaron Lanier déplore ainsi le fait que les gourous de la technologie aient, succès aidant, perdu de vue leurs valeurs radicales et libertaires. Tristan Harris, un entrepreneur de la tech, commence à s’inquiéter des tendances diaboliquement addictives des médias sociaux et crée un Centre pour la technologie humaine.

D'autres, comme Peter Thiel, pensent que le problème réside dans le fait que les géants de la technologie ont été affaiblis par la volonté de l’establishment et des libéraux d’apporter des changements sociaux, au lieu de renforcer la puissance américaine grâce aux nouvelles technologies. La posture populiste et anti-establishment de Donald Trump ne fera que renforcer les griefs réactionnaires de Thiel. Pendant ce temps, les libéraux obsédés par la désinformation accusent les médias sociaux et les iPhones d'avoir déchiré le tissu de notre réalité commune – et porté Trump au pouvoir.

Penser tout pareil

Si la crise technologique a fait vaciller la foi d'Isaacson en la Silicon Valley et ses génies, il ne l'a pas montré. En 2017, il publie une biographie de Léonard de Vinci dans laquelle il décrivait l'homme original de la Renaissance comme un innovateur et un outsider, qui établit un pont entre la science et l'art. On retrouve à peu près exactement les mêmes termes que lorsqu’il écrit sur sa clique de hackers, de génies de la tech et de geeks. Il va jusqu'à invoquer le slogan publicitaire de Jobs «Think Different» pour l’appliquer à l'esprit de l'homme qui a peint la Joconde. «Le 15e siècle de Léonard était une époque d'invention, d'exploration et de diffusion des connaissances par les nouvelles technologies. En bref, c'était une époque comme la nôtre», écrit-il. Il poursuit la leçon: «Par-dessus tout, la curiosité et l'expérimentation incessantes de Léonard devraient nous rappeler l'importance d'inculquer, à nos enfants et nous-mêmes, le savoir constitué mais aussi la volonté de le remettre en question. C’est-à-dire de faire preuve d’imagination et, comme les marginaux et les rebelles talentueux de toutes les époques, de penser différent.»

Après la biographie de Vinci, Isaacson quitte l'Institut Aspen pour devenir professeur d'histoire à l'Université de Tulane, se faire consultant dans «la tech et la nouvelle économie» auprès d'une multinationale de la finance et lancer un podcast intitulé «Trailblazers» («Pionniers») en partenariat avec Dell, à propos «de la disruption numérique et des innovateurs qui utilisent la technologie pour favoriser le progrès humain». Il continue de sévir aussi en politique, ce qu'il faisait déjà par intermittence depuis des décennies. (Il a par exemple conseillé l'administration Bush sur les relations américano-palestiniennes et siégé au Defense Innovation Board sous Obama.)

Un début de rédemption?

Sa biographie suivante, The Code Breaker (2021, non traduit), portait sur Jennifer Doudna, l'une des deux lauréates du prix Nobel de chimie 2020 pour ses travaux sur les ciseaux moléculaires Crispr. Bien qu'il reprenne certains thèmes de ses ouvrages précédents (anticonformisme, innovation, programmation…), il s'agit également d'une rupture. C'est la première fois qu'Isaacson consacre un ouvrage complet à une femme, et il s'étend longuement sur l'éthique des technologies biomédicales.

Ce livre arrive aussi à point nommé. Isaacson y raconte comment Doudna et ses collaborateurs ont contribué à la mise au point du vaccin à ARN messager contre le Covid. Le sauveur, à ce moment-là, n’est pas un génie de la technologie, mais un conglomérat international de scientifiques qui collaborent avec des institutions mondiales de santé publique. Isaacson s'éloignerait-il de l'hyper-individualisme de la Silicon Valley pour adopter une conception plus large et plus complexe de l'innovation scientifique?


Dans le prochain et dernier épisode, nous verrons si le biographe des génies poursuit jusqu’à la fin son arc rédempteur ou s’il retombe dans les travers qui ont fait sa gloire.



Cet article est paru en version originale le 12 mars 2024 dans le magazine littéraire américain The Drift. Il a été traduit de l’anglais et édité par Yvan Pandelé.