Derrière la vie d’Elon Musk, bien peu de génie et beaucoup de brutalité

Le biographe des génies, Walter Isaacson, a fini par écrire l’ouvrage de trop. Elon Musk, oligarque brutal et en roue libre, n’a plus rien à voir avec le modèle du génie humaniste de la Renaissance. Il est l’heure de conclure et de porter le coup de grâce au projet. Mais quelle leçon peut-on bien en tirer?

Elon Musk le 21 novembre 2019 à Hawthorne (Californie), lors de la présentation du Cybertruck. La démonstration s'est soldée par un fiasco quand le patron de Tesla a voulu démontrer la solidité de son véhicule en lançant une boule de pétanque contre la vitre, qui s'est brisée en direct. Deux fois. | Keystone / AP Photo / Ringo H.W. Chiu
Elon Musk le 21 novembre 2019 à Hawthorne (Californie), lors de la présentation du Cybertruck. La démonstration s'est soldée par un fiasco quand le patron de Tesla a voulu démontrer la solidité de son véhicule en lançant une boule de pétanque contre la vitre, qui s'est brisée en direct. Deux fois. | Keystone / AP Photo / Ringo H.W. Chiu

Cet article est paru en anglais dans le magazine américain The Drift.

Nous avons laissé Walter Isaacson avec son ouvrage de 2021 sur Jennifer Doudna, un des inventrices des ciseaux moléculaires Crispr. Contrairement à son habitude, le biographe des génies y replace les travaux fondamentaux de Doudna dans un contexte plus large, et montre en quoi ils ont contribué à l’élaboration des premiers vaccins ARN contre le Covid. Après avoir porté Steve Jobs aux nues, s'éloignait-il du mythe de la Silicon Valley pour adopter une conception moins glorieuse – mais plus juste – de l'innovation scientifique?

Pas tout à fait. Quelques mois après la sortie du livre sur Doudna, Isaacson s’entretient au téléphone avec Elon Musk. À l'époque, la pandémie aidant, Musk est sur le point de devenir l'homme le plus riche du monde. Pour certains, c’est un héros: un visionnaire audacieux, libre penseur, en train de conduire l’humanité vers un avenir radieux. Pour d’autres, il symbolise les dérives de la Silicon Valley: il est le seigneur féodal à moitié fou du royaume de la technologie. Quoi qu’il en soit, c’est un objet de fascination collective et une machine à vendre du papier. Isaacson saisit l’occasion de s’approcher de cette figure aussi puissante que clivante, et en tire une biographie stupéfiante de proximité et de détails évocateurs. Pour ceux que la vie de Musk au jour le jour intéresse, il brosse un tableau saisissant du chaos en marche, le tout dans une prose facile d’accès.

Comme à l’accoutumée, notre biographe promet d’être objectif, de montrer toutes les facettes de l’homme sans jugement de valeur. Voilà qui peut fonctionner avec Einstein, De Vinci, et même Steve Jobs. Mais Elon Musk est une bête médiatique, et s’il a pu séduire les téléspectateurs de CNN, c’est désormais chez Fox News qu’il fait recette. Et Isaacson n’a pas tiré les leçons de son bref passage à la tête de CNN. En essayant de plaire à la fois aux adeptes et aux détracteurs de Musk, il finit par passer pour un courtisan.

Une enfance brutale

Pour commencer, Isaacson se penche sur l’enfance de Musk dans une Afrique du Sud en pleine apartheid. Deux expériences fondatrices sont relatées. La première est le veldskool, une sorte de camp de survie sadique pour jeunes garçons, où Musk apprend que «si quelqu’un [le] persécute, il suffit de lui envoyer une bonne patate dans le nez, et ça n’arrivera plus». L’autre expérience a été gracieusement offerte par Errol Musk, le père abusif qui réprimande son fils Elon quand il vient de se faire tabasser à l’école. A l’évidence, Musk a intériorisé la sauvagerie de sa prime jeunesse. Isaacson aurait pu proposer une lecture psychanalytique sur cette préparation au monde impitoyable, dominateur et hyper-capitaliste de la Silicon Valley. Mais il préfère continuer de voir le monde de la tech comme une Florence des temps modernes, un eldorado de la création. C’est pourquoi il décrit le traumatisme de son protagoniste en des termes dignes d’un Marvel:  Musk est assailli par des démons, mais comme Jobs, il finit par les canaliser pour «nourrir la flamme de la conscience humaine, percer les secrets de l'univers et sauver notre planète».

Dans une scène du livre, Elon Musk défie Max Levchin, le directeur technique de Paypal, au bras de fer pour résoudre un désaccord sur le meilleur système d’exploitation à utiliser pour faire tourner leurs services. Le Sud-Africain remporte la victoire contre son adversaire maigrelet, puis face à son refus de céder, il engage une équipe d’ingénieurs pour réécrire tout le code existant. Un an d’effort sera nécessaire, avec pour seul résultat de distraire les équipes techniques d’un grave problème de fraude interne. Mais Isaacson rattache l’anecdote à un mini-arc de rédemption, dans lequel Levchin s’émerveille de l’expertise technique d’Elon Musk. Le même tour de passe-passe que dans Jobs: à un épisode où l’homme sort de ses gonds répond un moment de brio digne d’un génie.

Un génie précoce, vraiment?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas grand-chose dans l’enfance de Musk qui témoigne d'une forme de génie, d'un talent créatif ou même d'une intelligence supérieure à la moyenne. C’est un enfant émotionnellement détaché qui reste assis en classe à regarder dans le vide. Il aime les jeux vidéo et Le Guide du voyageur galactique. A l’école, il ramène des A ou des B. Les seuls indices de capacités extraordinaires qu’Isaacson est parvenu à dégotter sont quand Musk lit l’encyclopédie de son père et quand il construit des fusées miniatures à base de chlore et de liquide de frein. En réalité, ce qui ressort de cette jeunesse tout à fait banale, ce sont les moments où Musk arrive à ses fins par un mélange de chance pure et d'agressivité.

Dans l’une de ces anecdotes, Elon Musk participe à un tournoi de Donjons & Dragons avec son frère et des cousins. Le maître de jeu explique que leur mission consiste à trouver le traître. D’emblée, et sans le moindre indice, Musk devine que c’est le commanditaire, incarné par le maître de jeu, qui est le méchant. Les autres l’accusent d’avoir triché: comment pouvait-il savoir? «Ces gars sont des imbéciles», expliquera Musk à son biographe, «c’était parfaitement évident». N’importe qui peut voir qu’il s’agit là d’une simple fanfaronnade d’adolescent arrogant. Mais Isaacson y voit la preuve que son protagoniste «pense différent».

Convaincu de son destin

Le premier gros coup d’Elon Musk survient lorsqu’il vend son entreprise Zip2 pour plus de 300 millions de dollars, au plus fort de la bulle internet. Il s’agit d’un annuaire professionnel adossé à une carte des Etats-Unis, qui donne aux utilisateurs des instructions pour se rendre dans les commerces de leur choix. On est loin de la Joconde, mais «certaines des meilleures innovations sont issues de la combinaison de deux innovations antérieures», insiste Isaacson. Elon Musk réinvestit ce capital dans une entreprise de paiements en ligne qui, heureusement pour son avenir, finit par fusionner avec PayPal. Sa contribution? L’idée de permettre aux utilisateurs de s’inscrire avec leur adresse e-mail sans avoir à donner leur numéro de sécurité sociale. «Comme Steve Jobs, il avait une passion pour la simplicité quand il s’agit de concevoir des interfaces utilisateurs», commente le biographe.

S’il y a quelque chose de remarquable dans la vie d’Elon Musk ainsi relatée, c’est son sentiment mégalomane d’avoir hérité d’une mission cosmique – faire de l’homme une espèce multiplanétaire, par exemple – et son goût absurde du risque. Cette combinaison s’avère parfois une source d’inspiration pour ceux qui croisent sa route, et c’est un vecteur marketing puissant. Comme Steve Jobs, le grand talent d’Elon Musk consiste à construire sa propre légende. Contrairement au patron d’Apple, qui se focalise sur le mythe du gourou de la créativité, celui de Tesla fonde son culte de la personnalité sur le mythe du super héros, à la fois mâle alpha et bourreau de travail. Un Iron Man frénétique qui envoie des roadsters Tesla dans l’espace.

La leçon de poker

Isaacson régurgite avec candeur l’univers d’Elon Musk, comme il l’avait fait avec Steve Jobs, en relatant une anecdote de poker. Invité à une partie de Texas Hold’Em, celui-ci joue tapis à tous les coups, perdant chaque manche. Il s’obstine pourtant, rachète le double de jetons, et finit par emporter la mise. «Ce sera un motif récurrent dans sa vie, écrit Isaacson. Ne jamais retirer sa mise, toujours tout risquer.» Pour faire de Musk un génie à la Jobs, Isaacson s’appuie lourdement sur la campagne «Think different» d’Apple. «Seuls les gens assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent.» Les fous, c’est-à-dire ceux qui misent tout au poker.

Mais au fil de la biographie, la folie prend une ampleur sans rapport avec les accomplissements d’Elon Musk et de ses sociétés, menées par des gens très compétents qui passent leur temps à essayer de le tenir à l’écart. Isaacson peine à faire émerger un récit unificateur des folies qui suivent. Musk traite de «pédophile» un spéléologue britannique ayant sauvé des joueurs de football thaïlandais coincés dans une grotte. A l’antenne de Joe Rogan, il fume un joint en devisant sur les IA qui domineront le monde. Il donne au fils qu’il a eu avec la chanteuse Grimes le doux prénom de X Æ A-12. Le biographe tente parfois d’en rire, comme un papi gâteau devant des frasques internet qui le dépassent. Quand Twitter est racheté par Musk, il s’efforce de dépeindre le chaos comme une farce pour enfants.

Le pouvoir d’un seul homme

Ce ton burlesque détourne l’attention d’une réalité troublante: le pouvoir de Musk s’est accru à mesure qu’il devenait de plus en plus dérangé. En 2021, quand Isaacson commence à rédiger son livre, l’homme dirige deux des entreprises les plus importantes au monde, Tesla et SpaceX (avec sa filiale Starlink). Il a eu l’occasion de voir cette influence à l’œuvre en temps réel. Un soir de septembre 2020, Musk lui écrit par message que l’Ukraine est en train de préparer une attaque surprise contre la flotte navale russe en Crimée, avec des drones sous-marins pilotés via le réseau satellitaire de Starlink. Il estime qu’il existe une «possibilité non négligeable» qu’une telle attaque déclenche une guerre nucléaire. Il décide alors, relate le biographe, de «réaffirmer une politique secrète, inconnue des Ukrainiens, consistant à désactiver la couverture réseau dans un rayon de 100 kilomètres des côtes de Crimée.»

Sauf qu’Isaacson s’est trompé. Le réseau ne couvrait pas toute la Crimée, pour commencer. Les Ukrainiens ont demandé au patron de Starlink d’étendre la couverture pour pouvoir mener leur assaut, ce qu’il s’est refusé à faire. Tout cela a été très commenté à la parution du livre, mais le plus inquiétant dans cette affaire n’est pas l’erreur d’Isaacson. Qu’Elon Musk ait donné un ordre direct ou simplement réaffirmé les limites du réseau Starlink, il se trouve que lui seul a pris la décision finale, ce qui lui confère une autorité presque équivalente à un Etat. Cette accumulation de pouvoir est tout simplement antidémocratique.

De l’art d’être aveugle

Au lieu de pointer le problème, Isaacson préfère tempérer l’épisode en assurant que Musk n’a jamais cherché à obtenir un tel pouvoir. «Starlink n’a jamais eu vocation à faire la guerre», a confié l’intéressé lors d’un appel nocturne. «Il a été conçu pour que les gens puissent regarder Netflix sous la couette, utiliser internet en classe et faire des choses pacifiques et bonnes, pas des frappes de drones.» Une fois de plus, la neutralité affichée d’Isaacson l’empêche d’évaluer son sujet de façon lucide. Si Kissinger était un serial killer déguisé en faiseur de paix, Musk est un oligarque toqué et irascible grimé en génie.

Isaacson aime conclure ses livres par des formules lapidaires qui résument – et réduisent – ses protagonistes. Einstein est «le portier des mystères de l’atome et de l’univers». De Vinci devient «l’esprit universel incarné». Jobs est l’un de ces «fous» qui «font avancer la race humaine». Mais rien de tel avec Elon Musk. La biographie s’achève avec le lancement de la fusée Starship un 20 avril, son jour favori (aux Etats-Unis, le chiffe «420» fait référence au cannabis, ndlr.). Le patron de SpaceX, dopé au Red Bull, est avec sa compagne Grimes et trois de ses 11 enfants. Il sifflote L’Hymne à la joie puis donne l’ordre à la fusée de s’autodétruire après qu’elle a échoué à se placer en orbite.

C’est une scène d’une folie presque fantastique, mais Isaacson n’est pas en mesure d’en tirer tout le sens. D’une part, parce que Musk n’entre pas dans le moule du génie de la Renaissance. Par ailleurs, alors qu’Isaacson était en train d’écrire sa copie, l’homme n’a pas cessé de se dévoiler en public, de faire des choses stupides et de les poster à la vue de tous. En finissant l’ouvrage, j’ai eu l’impression que si la vie d’Elon Musk porte une leçon, c’est celle-ci. L’idée vitruvienne que nous serions des créatures héroïques, sur qui des biographies cohérentes peuvent être écrites, se dissout en ligne. La vie sur les plateformes se déroule dans un présent toujours fracturé et confus, sans jamais se fondre en un récit cohérent. Tout n’est que crise et réplique. Du grain à moudre pour le moulin à contenus.

Et puisqu’il faut conclure

Il doit y avoir une leçon précieuse à tirer de la vie de Musk - une métaphore de la fausse promesse de la Silicon Valley qui, peut-être, a toujours été un veldskool vendu comme une utopie. Mais Isaacson a fait de lui-même un personnage principal de cette tragédie (ou est-ce une farce ?). Comme Vasari auprès des Médicis, il a lié son nom à la maison de Palo Alto. Il est incapable d'en dévoiler les vérités les plus sombres sans s'impliquer lui-même.

Dans l'avant-dernier chapitre du livre, Walter Isaacson est invité à rencontrer Elon Musk à Austin. Le prétendu génie parle avec lyrisme de la façon dont l’intelligence humaine stagne alors que l’intelligence numérique se développe de façon exponentielle. Les IA maîtresses du monde arrivent. Musk estime qu’il est de son devoir d’intervenir, de développer l’IA en accord avec des principes de rationalité et de vérité, pour que notre civilisation puisse survivre – et c’est pour cette raison, explique-t-il à son biographe, qu’il créé sa propre société d’intelligence artificielle.

Voilà qui est tout droit sorti du manuel de marketing de la Silicon Valley: en présentant les algorithmes en termes de bien et de mal, les entreprises de la tech détournent l'attention de la manière dont elles exploitent les appareils de surveillance de masse, accumulent nos données et nous les revendent sous la forme d'une IA soi-disant super avancée mais qui n’est pas capable d’additionner deux chiffres sans se tromper. Isaacson, comme toujours, se fait le porte-voix du conte de fées, sans grande intervention critique.

Tout cela suggère que le prochain projet d'Isaacson pourrait bien être une biographie à gros traits de l'I.A. elle-même – les machines de génie créées à notre image. Après tout, le biographe est passé maître dans l’art de blanchir le pouvoir avec le langage de l'humanisme. C'est son projet depuis le début. Encore que ses ouvrages soient devenues si prévisibles, son style si banal, que nous pourrions sans doute le faire à sa place, avec un peu d'aide. Ordinateur: écris une biographie de génie de l'IA dans le style de Walter Isaacson



Cet article est paru en version originale le 12 mars 2024 dans le magazine littéraire américain The Drift. Il a été traduit de l’anglais et édité par Yvan Pandelé.