Chérie j’ai rétréci les news, la recette du succès phénoménal d’Axios

Aux Etats-Unis, les médias traditionnels traversent une crise sans précédent. Le New Yorker parle même d’extinction de masse! Lancé en 2017, Axios fait exception. Conçu pour le smartphone plus que pour le web, le titre a été racheté 525 millions de dollars en 2022. Un succès qui doit beaucoup à son style lapidaire, mais aussi à des choix stratégiques très intelligents.

L'éditeur d'Axios Nick Johnston (à d.) lors d'un évènement organisé avec Pfizer. | Axios / Dani Ammann
L'éditeur d'Axios Nick Johnston (à d.) lors d'un évènement organisé avec Pfizer. | Axios / Dani Ammann

Si Axios était un film, ce serait un court-métrage d’action. La marque de fabrique du site d’information américain, c’est la «smart brevity», la concision intelligente. Autrement dit, un format lapidaire, adapté aux mobiles, construit autour de quelques questions clés (les «axiomes»), et de réponses courtes organisées en listes à puce. Axios signifie «de valeur» en grec. La promesse: donner l’essentiel, et pas plus.

Si cet article était écrit dans le style Axios, voici à quoi il ressemblerait:

Pourquoi c’est important

  • Un peu partout, les médias traversent une crise. Elle est souvent attribuée au passage du papier au numérique.

  • Mais même des médias purement numériques et à forte audience comme Gawker ou Buzzfeed ont fermé en 2023.

  • A l’inverse, Axios, rentable depuis le départ, connait une croissance solide avec une rédaction passée de 20 à 230 journalistes en cinq ans.

La clé du succès d’Axios

  • Un format bref et des angles originaux, conçus pour le smartphone.

  • Un modèle économique équilibré avec des revenus publicitaires, événementiels et d’abonnements.

  • Une audience fidélisée par des newsletters, et non via des réseaux sociaux aux algorithmes capricieux.

  • L’absence de pages «opinion», afin d’éviter d’associer le média à des avis subjectifs.

Un air de ressemblance

Si ce format vous parle, c’est bien normal: le format des actus de Heidi.news (comme celle-ci) en était largement inspiré.

Et maintenant, dans le style des Explorations de Heidi.news

Nick Johnston, l’actuel éditeur d’Axios, parle vite et il a un train à prendre. Pas étonnant, sans doute, de la part du journaliste qui s’est fait connaître pour avoir inventé le concept de «smart brevity». C’est en janvier 2017 qu’il cofonde Axios. En tant que rédacteur en chef à l’époque, il supervise une vingtaine de journalistes et le site ne publie que trois newsletters par jour.

Les autres cofondateurs d’Axios sont Roy Schwartz, journaliste spécialiste de pop culture, et deux poids lourds issus de Politico. Le premier, Jim VandeHei, a fondé le site web en 2008, avec la promesse de dévoiler les dessous de la vie politique américaine. Quant au second, il était correspondant à la Maison-Blanche. Politico a connu un succès phénoménal, au point d’être racheté en 2021 par Axel Springer, pour plus de 600 millions d’euros.

La matrice Politico

Politico se portait donc (et se porte) toujours bien. Mais alors pourquoi l’avoir quitté pour créer Axios? «En montant Politico, Jim VandeHei et Mike Allen ont passé beaucoup de temps à étudier les usages de consommation des médias», explique Nick Johnston. «Politico a probablement été le premier exemple d’un média purement internet qui a évolué pour se mettre en phase avec la vitesse du web. Mais au fil du temps, ils ont réalisé que d’autres changements profonds intervenaient dans la consommation des médias. Qu’il y avait désormais Google News et les plateformes des réseaux sociaux. Et surtout, que le smartphone devenait l’interface la plus importante.»

La résistance au changement est aussi une raison de lancer un nouveau média, estime-t-il. «Je ne veux pas parler à la place des fondateurs, mais j’étais moi-même chez Bloomberg à l’époque, où je dirigeais différents services d’actu à Washington. La leçon que j’en ai tirée, c’est qu’il est très difficile de changer la culture d’une rédaction», poursuit Nick Johnston. «Regardez le défi que cela a été pour la plupart des journaux de passer du papier au digital. Cela a pris des décennies et beaucoup ont frôlé la faillite. Le Washington Post a été vendu pour 260 millions de dollars à Jeff Bezos. Le New York Times a longtemps été en grande difficulté. C’est plus facile de partir de zéro. En plus, Politico, rien qu’à cause de son nom, était très spécifique, toujours concentré sur Washington, sans aspiration à couvrir plus de thèmes.»

Un modèle start-up

Jim VandeHei et Mike Allen quittent donc Politico début 2016, avec l’idée de partir d’une feuille blanche. Ils veulent qu’Axios couvre la politique, mais aussi la finance et la technologie. Ils adoptent le modèle financier des start-up et commencent par lever des financements auprès de fonds de capital-risque et de business angels: 10 millions de dollars en 2016, puis 20 de plus en 2017, soit une coquette mise de départ de 30 millions de dollars.

Les débuts sont enthousiasmants. Le public suit, et le site génère 10 millions de dollars de chiffre d’affaires au cours de ses sept premiers mois d’existence, d’après le Wall Street Journal.

Grâce à cette marge de manœuvre, la rédaction commence à engager des journalistes stars, comme David Nather, auteur d’un livre sur les vicissitudes de l’Obamacare, ou Andrew Freedman, spécialiste des événements climatiques extrêmes. Ina Fried, spécialiste de la Silicon Valley, multiplie les scoops sur les ennuis financiers d’Uber ou les difficultés de Facebook pour modérer ses contenus. Le journaliste politique Jonathan Swan mène à l’été 2020 une interview vidéo de Donald Trump qui restera dans les annales et lui vaudra un Emmy Award.

L’effet Trump

La croissance d’Axios passe aussi par de nouveaux centres d’intérêts. «Nous avons progressivement étendu nos thématiques à la science, à la Chine, à la politique étrangère puis à l’économie en 2020», explique Nick Johnston. Cette couverture éditoriale élargie permettra au média en ligne de surfer sur une vague d’actu particulièrement nourrie au tournant des années 2020. Nick Johnston ne compte plus les histoires sur l’administration Trump. «Nous avons aussi beaucoup investi pour suivre les hauts et bas des médias sociaux. Nous étions bien dotés pour couvrir les plus grosses histoires du moment, et ce n’était pas un hasard. Quand le Covid est arrivé, nous venions de recruter une bonne équipe santé», explique-t-il.

Chiffres noirs

A force de succès, la rédaction s’est étoffée pour atteindre 150 journalistes fin 2018, et plus de 230 aujourd’hui. Et ce, alors même que la presse américaine connaît une décroissance sévère: le nombre de journalistes est passé de 116’000 en 2002 à 85’000 vingt ans plus tard, et 2681 postes ont disparu rien que l’année dernière. Nick Johnston ajoute quelque chose d’encore plus étonnant: «Nous avons été à l’équilibre financier dès le départ.» De fait, le géant de la télévision par câble Cox Communications n’aurait pas investi 525 millions de dollars pour racheter Axios à l’été 2022 si le média avait été dans le rouge.

Reste que dans un paysage médiatique américain dévasté par la disparition de plus de 3000 titres en 20 ans, le succès économique d’Axios est d’autant plus mystérieux que le contenu du site principal est accessible gratuitement. Certes, cela lui garantit une audience importante, de l’ordre 50 millions de visiteurs par mois. Mais s’il n’y a pas de paywall, d’où vient l’argent?

Le modèle économique

«Ce n’est pas très sorcier», répond Nick Johnston. «Nous faisons de l’argent en vendant de la publicité, en ayant des partenaires et des sponsors pour nos évènements et en vendant des abonnements pour des contenus exclusifs et qui vont plus en profondeur.»

Sur Axios, les messages publicitaires sont ainsi adaptés par un studio maison pour se conformer au style du média, celui de la concision. Le média publie 48 newsletters gratuites, sur des thèmes d’actualité qui vont de la politique à la science en passant par l’IA et les crypto. S’y ajoutent 8 newsletters payantes, avec une haute valeur ajoutée et un prix à l’avenant (599 dollars par an ou plus), surtout destinées aux professionnels. La newsletter sur les fusions et acquisitions, pleine de scoops dont se régalent les boursicoteurs, est ainsi facturée 2500 dollars par an.

L’entreprise a aussi créé une entreprise dérivée, Axios HQ, qui développe des logiciels d’IA destinés aux entreprises qui veulent adapter leur communication interne au style d’Axios.

La «smart brevity»

Le format éditorial, c’est selon Nick Johnston la raison la plus fondamentale du succès du média. Il le raconte ainsi: «L’une des réunions les plus cools que nous ayons eu au début d’Axios était avec un professeur de l’université du Maryland qui étudie comment les yeux naviguent dans un texte. Quand ils arrivent sur un gros bloc, en particulier sur un écran, c’est comme s’ils devenaient tristes. A partir de là, nous nous sommes demandés quel format construire pour engager des lecteurs qui n’ont qu’à bouger leur pouce pour passer à autre chose.»

Ce format, c’est donc la «smart brevity», avec ses questions courtes et ses réponses sous forme de listes à puces. «Le format classique des articles journalistiques est devenu populaire au milieu du 19e siècle. Ce n’est plus pertinent pour le smartphone. Les données sur la fenêtre d’attention humaine sont sans ambiguïté. Si l’info n’est pas de haute valeur et adaptée au smartphone, l’audience va aller sur Netflix ou Tik Tok», explique Nick Johnston. Il affirme ne plus compter le nombre de mémos qu’il reçoit en provenance d’autres groupes de presse et de rédacteurs en chef qui cherchent à se rapprocher du modèle Axios. «Ils nous copient tous!»

Une audience «propriétaire»

Mais tout ne se résume pas à l’éditorial. D’autres choix stratégiques ont permis à Axios de garder un avantage compétitif. D’abord, le titre n’a pas tout misé sur les médias sociaux comme certains de ses concurrents en ligne. Lesquels se retrouvent aujourd’hui en difficulté, les grandes plateformes (X, Facebook) ayant décidé de favoriser d’autres contenus plus rémunérateurs, plus viraux ou moins susceptibles de leur attirer des procès en partialité.

«Nous avons utilisé les plateformes pour faire grandir notre audience mais nous avons cherché délibérément à ce que cette audience devienne la nôtre», explique Nick Johnston. Cela passe avant tout par les newsletters thématiques gratuites. «Grâce à cela, nous avons leurs adresses mail et c’est nous qui possédons la relation avec les lecteurs, pas les plateformes. Ces dernières ne sont pas nos amies. Si elles peuvent vous permettre d’atteindre une bonne audience, elles peuvent aussi fermer ce robinet et changer leurs algorithmes.»

Pas d’opinions

De nombreux médias en ligne américains, tirant les leçons de la polarisation croissante de la société américaine, ont opté pour des lignes éditoriales avec un positionnement clairement affiché, voire militant. C’est par exemple le cas de Mother Jones (gauche) ou du Daily Wire (droite), sans parler des nouveaux médias «alternatifs» comme Breitbart News, aux extrêmes du spectre. Au contraire, Axios a fait le choix de ne pas avoir de ligne politique.

«C’est la raison pour laquelle nous avons choisi dès le départ de ne pas publier d’articles d’opinion, que ce soient les nôtres ou celles de contributeurs externes», poursuit Nick Johnston. «Bien sûr, ces articles d’opinion sont signalés comme tels. On peut supposer que les lecteurs font la différence entre ces éditoriaux et les articles factuels. Mais il n’y a aucune preuve. Et cela créé une confusion qui a largement entamé la crédibilité des médias classiques.»

L’IA qui éviscère

Comme dans la plupart des médias, la rédaction d’Axios s’interroge aujourd’hui sur l’utilisation des IA génératives de type ChatGPT. Dans un article récent du New York Times, Jim VandeHei considère que l’IA «va éviscérer les médias ordinaires, faibles ou mal préparés». Il pense que la réponse consiste à miser sur la confiance et l’expertise, mais aussi sur un lien quasi personnel entre un média et ses lecteurs. Pour Axios, cela se traduit par davantage d'événements (+60% en 2023), un programme d'abonnements centrés sur ses journalistes experts et une expansion de ses newsletters haut de gamme.

Axios ne rechigne pourtant pas à utiliser l’IA, non pour générer du contenu, mais pour digérer des données et détecter des tendances. Elle voit cependant sa croissance surtout dans la proximité ce qui passe par une information locale quasi personnalisée.

«Nous sommes maintenant dans 30 villes et nous avons deux douzaines de newsletters destinées à ces communautés», explique Nick Johnston pour qui c’est la priorité. «Dans mon bureau, j’ai une carte de 347 villes qui représentent un total de 5000 communautés, lesquelles sont autant de relais de croissance potentiels.» La presse locale ayant été la première victime de la crise des médias aux Etats-Unis ces dernières années, il y a sans doute là un vide à combler. Et comme souvent, Axios est sur la brèche.