De la Bourgogne au Pays-d'Enhaut, je vais traquer la transition énergétique près de chez vous

La loi climat adoptée par le peuple le 18 juin 2023 a fixé l’objectif d’une Suisse neutre en carbone d’ici 2050. Cette grande orientation de principe ne dit pas comment y parvenir. Mais les communes sont aux avant-postes, et vont devoir conquérir les moyens de leur indépendance énergétique. Voyons comment.

Image d'illustration. | Keystone / Laurent Darbellay
Image d'illustration. | Keystone / Laurent Darbellay

Quand mon rédacteur en chef m’a demandé une enquête sur la souveraineté énergétique des communes, j’ai répondu instinctivement que c’était le meilleur niveau pour parler de la transition énergétique. L’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 devra s’incarner localement.

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Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les communes seront LE maillon stratégique pour concrétiser les orientations votées aux échelles cantonales et fédérales. Mieux vaut par exemple développer des installations collectives, comme un réseau de chauffage à distance que d’équiper chaque immeuble d’une pompe à chaleur. Dans le cas des eaux usées, ce sont bien les communes qui ont fait de la Suisse un exemple, avec les STEP. Enfin, la commune est l’horizon naturel de la plupart de nos concitoyens, loin des grands débats lointains sur l’accord de Paris.

Mon expérience au conseil communal

Après plus de 30 ans à investiguer ce secteur, j’ai aussi acquis la conviction que les énergies renouvelables étant par nature décentralisées, c’est au niveau des institutions politiques les plus décentralisées, les communes, qu’elles seront le mieux gérées. Au-delà du climat, s’y jouent des questions d’indépendance, de résilience, de faisabilité et d’acceptabilité (je développe ce point dans les paragraphes qui suivent).

Dans mon cas, cette réflexion sur la souveraineté énergétique des communes a commencé par une petite expérience personnelle, il y a une dizaine d’années. J’étais conseiller municipal d’une commune en France: Lailly, 180 habitants dans l’Yonne. Comme nombre de municipalités, nous étions confrontés à la question de l’installation d’éoliennes sur la crête d’une colline. Elles devaient prolonger un parc hébergé pour l’essentiel dans la commune voisine de… Voisines.

La prof de sport avait un peu raison

Mais à Voisines, la population était vent debout, c’est le cas de le dire, contre ces moulins. C’est la prof de sport de mes enfants, alors au collège, qui menait la fronde. Pour ma part, j’étais en faveur du projet: si personne ne veut d’éoliennes dans son jardin, on ne sortira jamais des énergies fossiles. Mais force était de reconnaitre que ce que disait l’enseignante avait une certaine logique.

  • D’abord, Théolia (Futuren aujourd’hui), l’opérateur qui projetait ces éoliennes, avait développé un certain talent pour négocier séparément avec diverses municipalités ce qui ressemblaient à des petits projets de 4 à 6 éoliennes. Sauf qu’en Champagne voisine, une fois tous les projets réalisés, les habitants s’étaient parfois retrouvés au milieu de vastes parcs de dizaines d’éoliennes avec le sentiment d’avoir été piégés.

  • A Lailly, les élus agriculteurs étaient, au début, favorables aux éoliennes. L’un d’entre eux avait même tenté l’aventure individuelle, sans succès. Madame la maire avait expliqué qu’avec Théolia, l’agriculteur propriétaire d’une parcelle hébergeant une éolienne recevrait une manne – 100’000 euros pour 25 ans, si je me souviens bien. Mais comme les propriétaires des terrains n’habitaient pas la commune, l’argument a fait long feu. D’autant que la commune ne touchait quasiment rien en taxes, et que ses habitants n’auraient même pas profité d’un courant moins cher.

La bonne échelle de la transition

Si je vous raconte cette histoire, c’est qu’elle résume bien des questions autour de la transition énergétique. Quelle est la bonne échelle pour la réussir? Comme à Voisines, les grands projets venus d’ailleurs sont souvent rejetés localement.

Les projets individuels, généralement solaires, sont bons mais ils butent sur la nécessité de revendre le courant quand il dépasse l’autoconsommation. Bien sûr, il y a des tarifs de rachat, mais ils ne sont pas garantis sur le long terme. Et cette possibilité de revente est de toute façon destinée à disparaître un jour, comme on le voit désormais en Allemagne, pionnière en matière de solaire. En outre, le foisonnement du photovoltaïque risque de rendre le courant gratuit à certaines heures de l’été d’ici quelques années. Autant d’éléments qui n’engagent guère des investisseurs à soutenir le projet d’une commune.

Les menace de l’hiver qui vient

Les déséquilibres liés à l’intermittence de la production renouvelable plaident aussi pour une mutualisation de la production locale autour d’un marché de proximité à l’échelle d’une commune (ou d’un groupe de communes). L’ idée est d’autant plus séduisante qu’elle mettrait ces communes à l’abri des soubresauts de prix que nous avons connus suite au déclenchement de la guerre en Ukraine et qui nous attendent peut-être à nouveau l’hiver prochain.

A la HES-SO Valais-Wallis, le professeur responsable de management de l’énergie, Stéphane Genoud, le confirme:

«La commune est la bonne échelle pour la transition énergétique. En Europe, les modèles gagnants de la transition ont consisté à ouvrir le capital des infrastructures durables aux citoyens, le plus souvent au travers de coopératives énergétiques au niveau communal.»

Pour enfoncer le clou, Stéphane Genoud ne peut pas résister à citer la première femme prix Nobel d’économie: Elinor Ostrom. Cette économiste américaine a démontré que la meilleure gestion des biens communs, comme l’énergie, se produit lorsque les utilisateurs s'organisent eux-mêmes. «La proximité favorise les rapports de confiance et de réciprocité», poursuit-il.

Facilitée par les technologies de smart grid et autres compteurs intelligents, qui permettent de savoir qui produit et consomme quoi, la souveraineté énergétique des communes bute cependant sur de gros obstacles.

Ils sont avant tout légaux et politiques. Comme je l’ai découvert lors de mon expérience personnelle de conseiller municipal.

Timbrés les réseaux?

A Lailly, le projet d’éoliennes est tombé à l’eau quand il est apparu que le site retenu était sur un couloir aérien utilisé par l’armée de l’air. Comme à cette époque je regardais des projets de mini-centrale hydraulique en Suisse, et que la commune est traversée par une rivière, j’avais suggéré l’idée d’un petit barrage pour produire du courant renouvelable.

L’investissement nécessaire était important pour une commune aussi petite. Dubitative, la maire m’avait quand même chargé de poser la question aux techniciens d’EDF qui assistent (contrôlent!) le syndicat de l’électricité, lequel rassemble une centaine de communes pour les gros travaux. «Et vous ferez comment pour les lignes électriques, m’avait répondu l’un d’eux. Elles sont à nous (à RTE en fait, ndlr.) et il faut payer pour les utiliser.»

Comment faire dérailler un bon projet

C’est effectivement un gros problème. Je l’ai retrouvé quasiment tel quel l’an dernier en Suisse dans la commune de Bournens dans le Gros-de-Vaud. Là et depuis quatre ans maintenant, l’ingénieur EPFL Jean-Christophe Hadorn, pionnier du solaire en Suisse romande, se bat pour construire un parc photovoltaïque de 7000 m2 et 1 mégawatt de puissance, afin de fournir en électricité bon marché les 500 habitants.

La commune dispose du terrain adéquat. Jean-Christophe Hadorn a aussi trouvé des investisseurs. Mais le projet bute sur la difficulté de l’accès aux lignes pour distribuer le courant à toutes les maisons (une possibilité limitée à l’hyper proximité en Suisse). «Le KWh pourrait être produit pour 12 à 14 centimes, mais à cela il faut ajouter le timbre sur le transport d’électricité, soit 9,5 centimes. Cela fait dérailler toute l’économie du projet», explique-t-il.

Le coup des caisses de pension

D’autant plus que si les distributeurs suisses d’électricité ont récemment augmenté le prix auquel il rachète le courant photovoltaïque, ils ne s’engagent généralement pas au-delà d’une année. Ce manque de visibilité peut sans doute passer pour un petit projet de particulier, mais il complique les perspectives de retour sur investissement pour des communes très limitées en matière d’endettement.

Lire aussi: La famille Hoffmann rejoint Innergia pour financer la transition énergétique des communes

C’est avec tout cela en tête que je suiss tombé l’an dernier sur la présentation de Frederic-James Gentizon, fondateur d’Innergia, au forum Moving Mountains aux Diablerets. Il explique le modèle économique de son entreprise afin de contourner les obstacles au financement des projets renouvelables communaux et permettre aux caisses de pension suisses, assises sur 1400 milliards de francs, d’investir dans l’économie de proximité une partie de ce qu’elles réservent d’habitude aux marchés financiers.

Des communes paradoxales

Dans cette Exploration, dont cet article n’est que l’introduction, nous irons donc à Rossinière et Treytorrens, les deux premières communes à expérimenter le modèle d’Innergia, afin de voir comment cela fonctionne. Et aussi pour comprendre comment deux communes qui ont voté contre les lois climat — ou accepté du bout des lèvres sa dernière mouture dans le cas de Rossinière — sont paradoxalement en pointe dans la transition énergétique…

Nous irons aussi en Valais pour voir comment Anzère est parvenu à développer un réseau de chauffage à distance qui couvre désormais toutes les maisons alors qu’à quelques kilomètres de là, celui de Crans-Montana bute sur 700 oppositions. Puis nous nous rendrons en Alsace pour voir comment Ungershein est parvenue à une autonomie énergétique complète sans augmenter les impôts depuis 20 ans, malgré sa forte consommation industrielle et les barrières instaurées par EDF.

Le miracle allemand

Nous irons ensuite en Allemagne où certaines communes produisent jusqu’à sept fois ce qu’elles consomment. Wildpoldsried, dans les Alpes bavaroises, exporte son courant jusqu’en Suisse. Jann Weinand (centre de recherche de Jülich), chercheur spécialisé dans l’autonomie énergétique des communes, et notre guide outre-Rhin:

«Depuis 2008 , 11’150 villes en Allemagne visent l’autonomie énergétique pour réduire de 30% leurs émissions de gaz à effet de serre mais aussi pour remplacer par de la consommation locale celles liées aux tarifs de rachat attractifs qui commencent à disparaître.»

Jann Weinand ne cache pas que cette politique d’autonomie énergétique des communes allemandes a aussi fait apparaître des inégalités dans son pays. «Celles qui peuvent produire du renouvelable sont le plus souvent rurales tandis que les grandes villes restent consommatrices.» On se rendra donc aussi à Martigny pour voir comment une ville moyenne aborde ces défis.

Nous suivrons aussi le conseil d’administration d’une petite société électrique romande dans un voyage d’étude sur l’île de Samso au Danemark pour tirer les leçons pour la Suisse de ce qui est considéré comme LE modèle de souveraineté énergétique communale en Europe.

Enfin, nous irons observer un certain nombre de contre-exemples, des communes tombées dans des formes ruineuses de dépendances énergétiques.

Quelle nouvelle loi électrique pour les communes?

Pour les communes suisses qui ont longtemps eu leurs propres sociétés électriques avant des fusions largement guidées par les économies d’échelle liées à la production centralisée d’électricité, les énergies renouvelables sont une chance de retrouver leur autonomie. Cette quête d’indépendance et la transition pour le climat se font ainsi la courte échelle.

Reste que quand on touche à l’électricité, la question devient politique. La nouvelle loi sur l’approvisionnement en électricité discutée par le Parlement prévoit dans son article 17 des conditions qui favoriseraient grandement la production d’électricité renouvelable au niveau communal. On parle d’une diminution du timbre sur l’utilisation des lignes.

De combien? Pour quelle surface de territoire exactement? Autant de questions qui restent ouvertes, comme l’adoption de cet article qui a mis les lobbys électriques sur le sentier de la guerre.