En Alsace, le miracle du village d'Ungersheim, qui concilie fin du monde et fin du mois

Dans la périphérie de Mulhouse, Ungersheim produira l’an prochain plus d’électricité renouvelable qu’elle ne consomme de courant. Ce village, qui a réussi cette transition énergétique sans augmenter les impôts depuis 20 ans, est cité en exemple. Les écolos de toute l’Europe, comme le Nobel suisse Jacques Dubochet, y viennent en pèlerinage.

La première des cinq centrales solaires d'Ungersheim vend 1,5 millions d'euros d'électricité par an. | Ungersheim
La première des cinq centrales solaires d'Ungersheim vend 1,5 millions d'euros d'électricité par an. | Ungersheim

«Suivez-moi! Depuis là-haut on aura un point de vue.» Et une étonnante surprise que mon cerveau cherche à expliquer en emboitant le pas de Jean-Claude Mensch, le maire d’Ungersheim, vers la terrasse du gymnase de cette petite ville de la plaine d’Alsace, près de Mulhouse.

Depuis trois heures, j’ai suivi cet élu dans une étonnante exploitation maraichère collective. Il m’a aussi montré quatre immenses parcs photovoltaïques, auxquels va s’en ajouter un cinquième, grâce auxquels la commune produira plus d’électricité que n’en consomment ses habitants. Industries comprises.

Une question qui brûle

Mais en montant les marches vers la terrasse du gymnase, c’est plutôt ce bâtiment hypermoderne qui me laisse songeur. Avant de lui poser la question qui me brûle les lèvres, je laisse Jean-Claude Mensch finir sa présentation paysagère:

  • En face, trois bâtiments scolaires à énergie positive tout juste rénovés.

  • Plus près, un dojo couvert de panneaux solaires orientés est-ouest pour lisser la production de courant à destination de la cantine voisine — laquelle sert 600 repas bio et local par jour.

  • A proximité immédiate: une chaufferie aux plaquettes de bois pour l’eau chaude du chauffage de ces différents ouvrages ainsi que du nouveau centre culturel, des vestiaires du club foot et de la piscine couverte.

Ecole positive - copie.jpg
Les bâtiments rénovés pour devenir à énergie positive du groupe scolaire./Ungersheim

Quand Jean-Claude Mensch s’interrompt, je ne peux pas m’empêcher de lui poser la question qui me taraude depuis le parquet du Gymnase. «Je ne comprends pas très bien. Comment une commune de 2500 habitants avec un budget de 5 millions d’euros peut avoir des infrastructures pareilles?»

Jean-Claude Mensch a un petit sourire. «Pour la France, nous avons les équipements d’une commune de 10’000 habitants», lâche-t-il. Et l’édile de reprendre ses explications sur les isolants biosourcés ayant réduit la consommation du gymnase à presque rien, et de s’excuser que ce dernier n'ait pas de panneaux solaires parce qu’il aurait fallu refaire la toiture. «Très bien, mais que vous disent les maires des autres communes quand ils viennent vous rendre visite?», ne puis-je m’empêcher d’insister. «Ils sont jaloux, bien sûr!»

De la potasse à la ZAD municipale

Il y a de quoi. Et c’est pour cela que les visites sont nombreuses à Ungersheim. Et pas que d’élus de France, de Suisse, de Belgique et même du vert Bade-Wurtemberg voisin. Passionné par les questions environnementales, le prix Nobel suisse Jacques Dubochet s’est rendu à deux reprises dans cette bourgade.

Ce n’est pas pour son cachet qu’on se bouscule à Ungersheim. La commune n’a pas le charme des villages vignerons d’à côté, dans le Piémont des Vosges. Son héritage est industriel: les mines de potasse, au fond desquelles Jean-Claude Mensch a passé une bonne partie de sa carrière d’électrotechnicien.

unger1- copie.jpg
Jean-Claude Mensch devant les plaquettes de bois qui sèchent sous les hangars du parc solaire./Heidi.news

Il faut dire que la transition à Ungersheim c’est un tout. Où l’indépendance énergétique fait la courte échelle à l’alimentation durable, et où la démocratie participative met l’économie de marché au service de la décarbonation. Maire depuis 1989, Jean-Claude Mensch préfère parler de transition environnementale que de transition énergétique. Apparenté aux Verts, il coche toutes les cases de l’écologie politique, tendance pragmatique plutôt qu’idéologique.

La transition d’Ungersheim est pourtant bien partie d’une lutte écologiste. Pas tout à fait une ZAD, mais quand même un affrontement politique féroce entre la mairie et sa région.

De la lutte aux impôts

En 2010, les grands élus de la région Alsace veulent créer un village de vacances à Ungersheim. Le village dispose déjà de deux pôles touristiques: un éco-musée de l’architecture rurale alsacienne et ce qui fut un autre rêve de grands élus, le Bioscope, sorte de Futuroscope, depuis transformé en parc d’attraction du Petit Prince. Le problème est que le projet de village de vacances aboutirait, lui, à la destruction d’une forêt alluviale de 30 hectares.

«Tout le monde était pour, sauf nous», raconte Jean-Claude Mensch. La commune, propriétaire de la forêt, refuse de la vendre et le projet sera finalement abandonné. Cela vaudra l’année suivante à Jean-Claude Mensch une mise au placard et lui coûtera sa place de vice-président de l’intercommunalité du grand Mulhouse. Et l’abandon de l’ambitieux plan climat qu’il avait commencé d’élaborer pour l’agglomération.

unger2- copie.jpg
La transition d'Ungersheim est devenu un modèle reconnu pour les communes./Heidi.news

Mais cela va aussi galvaniser la transition d’Ungersheim, avec en particulier la multiplication des parcs photovoltaïques et des moyens ingénieux de les financer. Ungersheim va réussir sa transition exemplaire sans la moindre augmentation d’impôts depuis 2004.

L’adieu au nucléaire

En 2010 quand tout va accélérer, la municipalité a déjà mené quelques actions qui préparent sa transition. Son groupe scolaire et sa piscine ont été construits dans les années 1970, et l’on misait sur l’électricité nucléaire pour les alimenter. Située à 20 kilomètres du village, la célèbre centrale de Fessenheim, en démantèlement aujourd’hui, promettait alors du courant bon marché. Au début des années 2000, l’équipe municipale faisait face à la rénovation de ce chauffage. Adieu le nucléaire, elle opte pour une installation de 120 mètres carrés en solaire thermique.

Jean-Claude Mensch reconnait que pendant deux ans cette première expérience n’a pas bien marché et qu’il a fallu de nombreux ajustements avant d’ajouter en 2006 une chaudière aux plaquettes de bois issues des déchets de l’exploitation des forêts vosgiennes pour étendre le chauffage à distance aux sept bâtiments scolaires et sportifs. Mais il ajoute aussi: «Cela a permis d’économiser 35’000 euros sur la facture énergétique annuelle.» Depuis, Ungersheim a construit deux autres chaufferies au bois pour un bâtiment collectif de neuf logements et pour sa ferme maraichère.

Si ces premières économies commencent à convaincre l’opinion, Jean-Claude Mensch est très conscient de la nécessité d’avancer pas à pas. «La transition est une politique de longue haleine. Pour la mener, il faut être réélu et par conséquent ne pas tout chambouler au risque de braquer l’opinion», explique l’élu dont la liste est passée au fil des réélections de l’ordre de 60% à tout juste 50% dans les années 2010 avant de remonter à 70% lors du dernier scrutin de 2020.

La machine à consensus

Pour convaincre ses administrés, la municipalité a commencé par mener diverses actions relevant de la démocratie participative. Elle élabore un plan «21 actions pour le 21e siècle» afin de communiquer clairement ses intentions lors de la campagne municipale de 2009. «Ce plan repose sur trois piliers», explique Jean-Claude Mensch: «l’autonomie intellectuelle, la souveraineté alimentaire et l’indépendance énergétique.»

A peine réélu, Jean-Claude Mensch met en place l’un des volets de ce plan: un conseil participatif qui fait des propositions dont le conseil municipal tient compte dans les limites de son budget et de ses possibilités d’endettement. «C’est une machine à créer du consensus», résume le maire.

chantier citoyen à la régie agricole - copie.jpg
Un chantier d'insertion est devenu une coopérative maraichère bio et local./Ungersheim

Cette démarche écocitoyenne est par exemple à l’origine du programme de la «graine à l’assiette» pour sourcer des aliments bio et locaux non seulement pour leur production mais aussi leur transformation. Il s’incarne dans la ferme maraichère qu’opère la mairie en collaboration avec une association.

Jean-Claude Mensch se déplaçant à vélo, nous prenons ma voiture pour s’y rendre.  Sur le chemin, ce maire qui est une encyclopédie de la biodiversité me montre un champ de blé prêt à être moissonné en ce début d’été. «Vous voyez, ici il est roux alors que normalement il est blond. C’est parce qu’il s’agit de céréales anciennes. Si on peut démontrer qu’on arrive à maitriser cette filière, on peut abandonner le maïs et son énorme consommation d’eau.»

Et c’est le cas? «A Ungersheim, deux familles exploitent 54 hectares de ces céréales anciennes panifiables qu’elles transforment en farine, alors que normalement il faut 100 hectares au minimum pour subvenir aux moyens d’une famille», répond Jean-Claude Mensch. Au titre de cette transition agricole, il cite aussi un éleveur de bovins qui s’est converti au bio et un autre qui ne nourrit plus son bétail qu’à partir de ses cultures.

Dans la ferme maraichère

En visitant la ferme maraichère d’Ungersheim, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle a inspiré ces agriculteurs. La commune avait commencé par passer sa restauration scolaire au 100% bio dès 2005. Depuis 2011, elle produit elle-même ses légumes après avoir récupéré les installations d’un chantier d’insertion pour les personnes sans emploi.

unger3 - copie.jpg
L'association qui transforme les légumes a investi dans des infrastructures flambant neuves comme pour sa microbrasserie./Heidi.news

«L’idée est venue du conseil participatif. Il a proposé de créer une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) afin de poursuivre l’activité maraichère», poursuit l’élu tout en me montrant les structures en bois cordé traditionnels réalisés par les habitants et d’autres inspirées par un administré un temps expatrié en Iran qui décorent l’extérieur des bâtiments. La municipalité a mis à disposition une partie de ces bâtiments à une association qui transforme les légumes en conserves et gère une épicerie-café philosophique pour les vendre ainsi qu’une microbrasserie et un pressoir à pommes.

«Le statut de SCIC permet d’associer salariés, usagers et collectivités publiques au capital», poursuit Jean-Claude Mensch. «Mais c’est aussi un statut d’entreprise. Il y a donc un risque de dépôt de bilan. Il est limité parce que 57,7% des profits sont réinvestis sans impôt dans l’outil de travail et que le reste est consacré à l’amortissement. De plus, ce statut permet d’emprunter.»

En se rendant dans le bâtiment consacré à la confection de conserves et autres confitures, on comprend mieux comment cela marche. La ferme vend ses légumes à l’association qui les transforme et les distribue. «Bien sûr, le bio est un peu plus cher que les produits de l’agriculture industrielle », concède Jean-Claude Mensch. Pour le maire d’Ungersheim, c’est là un petit prix à payer pour rendre durable une filière agricole responsable de 20 à 30% des émissions de gaz à effet de serre.

unger 4- copie.jpg
Jean-Claude Mensch et son épouse qui travaille dans l'association qui transforme les légumes du village en conserves./Heidi.news

La clef du foncier

En continuant à suivre Jean-Claude Mensch sur une zone protégée voisine de la ferme, je commence à réaliser qu’il faut une clef essentielle pour la transition environnementale que peut mener une commune: la maîtrise du foncier.

Cette zone protégée est en voie de restauration pour les 5000 espèces naturelles identifiées sur les 13,5 kilomètres carrés du territoire d’Ungersheim. Elle appartient à la commune qui a habilement récupéré les terrains d’une ancienne mine de potasse pour avoir la liberté de les restaurer mais aussi de les valoriser aujourd’hui. C’est l’un des secrets de la réussite de sa transition énergétique, parce que cela lui a permis de développer des partenariats public-privé. Non sans difficulté.

Retour dans la voiture et dans le passé. En prenant la direction du premier des cinq parcs photovoltaïques d’Ungersheim, Jean-Claude Mensch relate les circonstances étonnantes qui ont inauguré ce développement en 2010. «A l’époque, nous savions déjà que le photovoltaïque fonctionnait correctement en Allemagne et au Danemark. Nous avions aussi la confirmation des 1000 heures d’ensoleillement annuel nécessaires à une production rentable.»

Par ailleurs, l’ancien bassin minier avait laissé 19 hectares de friches industrielles dont six à Ungersheim. En 2010, l’intercommunalité avait pour projet de transformer l’une de ces friches en casse de voiture. «Leur solution pour transformer une zone de déchets, c’était encore plus de déchets. Nous n’en voulions pas. Ce que nous voulions c’est du photovoltaïque.»

unger5- copie.jpg
Les toitures solaires volontairement limités d'Ungersheim./Heidi.news

L’astuce des 100 kilowatts

La municipalité préempte alors les friches sises sur le territoire communal et lance un appel d’offre pour la construction d’un parc d’une puissance de 10 MW avec des panneaux au sol. «Nous proposions un loyer bon marché et garanti pour que des partenaires privés financent la centrale», précise Jean-Claude Mensch. Ce sera en définitive un opérateur allemand, Kranich Solar, associé à une entreprise française (Helio Developpment), qui va construire le premier parc. Pas au sol, mais sur le toit d’une cinquantaine de bâtiments, des hangars mais aussi quelques bureaux et ateliers où travaillent aujourd’hui 120 personnes.

En circulant au milieu de ces bâtiments, Jean-Claude Mensch me fait remarquer: «Vous voyez les panneaux, ils ne vont pas toujours aux ras des toits mais laissent un peu d’espace inoccupé.» Effectivement, et pourquoi cela? «En 2010, l’Etat a mis en place un moratoire sur l’obligation faite à EDF de racheter le courant photovoltaïque pour les installations de plus de 100 kW de puissance.»

Le projet, avec 5,4 MW de puissance installée, ne pouvait donc plus bénéficier du rachat automatique de l’électricité produite — à un prix de 25 centimes le kilowatt-heure qui assurait sa rentabilité. «Nous avons eu l’idée de créer 54 sociétés occupant 54 parcelles qui chacune ne développent pas plus de 100 kW», explique Jean-Claude Mensch.

Enedis, l’entreprise publique qui opère les réseaux d’électricité locaux en France, EDF et l’Etat ayant accepté ce mécanisme, Kranach Solar libère les 14 millions d’euros prévus pour l’investissement. Le parc produit désormais 6 GWh en moyenne par an, vendus 1,5 million d’euros. Si bien qu’il est amorti et ne produit plus que des bénéfices. D’autant plus qu’entretemps, le nombre d’heures d’ensoleillement optimal à Ungersheim est monté à 1200 heures et même 1250 heures par an en 2022.

A l’école des PPP

Cette logique de partenariat public-privé (ou PPP) va rapidement faire école. Les deux parcs d’attraction de la ville (l’Eco-musée et le parc du Petit Prince) concèdent les terrains de leurs parkings à des opérateurs comme Tryba Energie pour construire chacun des parcs solaires de 2,5 MW. Un autre opérateur va ensuite louer une friche à cheval sur la commune de Feldkirch pour installer 5 MW. Un nouveau projet installe actuellement une puissance de 10 MW sur des terrains affaissés et rendus stériles par l’exploitation minière.

«Ungersheim produit actuellement 13 GWh d’électricité solaire par an, ce qui couvre la consommation des habitants, chauffage inclus», indique Jean-Claude Mensch. «L’an prochain, nous allons arriver à 17 GWh ce qui va aussi permettre de couvrir la consommation des entreprises industrielles qui emploient 600 personnes sur notre territoire. De la couvrir et même de la dépasser avec un plan de sobriété pour les entreprises qui devrait permettre de gagner 1 GWh par an.»

unger6- copie.jpg
La transition d'Ungersheim attire de nouveaux habitants comme dans cet ecoquartier./Heidi.news

La sobriété qui rapporte

La sobriété, c’est l’autre dada de Jean-Claude Mensch. Et pas seulement parce que c’est bon pour le climat mais parce que cela réduit les factures de la commune et lui permet d’investir - on le rappelle sans augmentation d’impôt depuis 20 ans - dans ses infrastructures scolaires, culturelles ou sportives.

Dès 2006, Ungersheim avait ainsi renouvelé ses réverbères avec des variateurs qui coupent la lumière 100 fois pas seconde «Ce n’est pas perceptible mais cela permet de 30 à 35% d’économie.» En 2017, les 600 points de lumière de la commune sont passés aux LED. «Au total, notre facture annuelle d’éclairage est passée de 35’000 à 15’000 euros», affirme le maire.

«C’est la logique de la transition écologique», poursuit l’élu. «Certes, cela demande des investissements, mais les coûts de fonctionnement sont moins élevés et au total la facture est réduite.» C’est cet ensemble de mesures qui fait dire à Jacques Dubochet: «Je n'ai pas une vue exhaustive de toutes les expériences courageuses et engagées qui se déroulent en France et en Allemagne, mais pour moi, il n'y a rien de plus pur et de plus admirable que l'expérience d'Ungersheim.»

Il n’est plus le seul à le penser. D’autres communes alsaciennes comme Feldkirch ou Muttersholz suivent la voie ouverte par Ungersheim. Après que son expérience a fait l’objet d’un documentaire (Qu'est-ce qu'on attend?, de Marie-Monique Robin, sorti en 2016), Ungersheim met en place un Institut de la transition pour échanger les bonnes pratiques avec d’autres communes. Et Jean-Claude Mensch est désormais de retour dans l’intercommunalité mulhousienne pour mettre en œuvre le plan climat qu’il imaginait il y a 15 ans pour une agglomération de 39 communes, dont la population est passée dans le même temps de 180’000 à 280’000 habitants.

On dira qu’il est logique qu’un maire écolo comme Jean-Claude Mensch ait fait de sa commune un exemple de transition environnementale. Sans doute. Mais nous verrons dans notre prochain épisode que la même logique qui réunit souveraineté et transition énergétique commence aussi à séduire des communes en Suisse. Y compris, et non sans paradoxe, sur les terres climatosceptiques de l’UDC.

A suivre, épisode 2: direction le canton de Vaud.