Mort de Mike Ben Peter: une énième ligne rouge a été franchie

Le procès à Lausanne des policiers impliqués dans l’arrestation qui a coûté la vie à Mike Ben Peter a abouti à un acquittement. Cela a été accompagné d'articles de presse niant son humanité. Marie-Belle Kambila, Pamela Ohene-Nyako et Laure Piguet entendent lutter contre l'oubli et demandent la création d'une «police des polices».

Le palais de justice de Montbenon à Lausanne quelques jours après le verdict qui a acquitté les six policiers de l'affaire Mike Ben Peter. Keystone / Laurent Gilleron
Le palais de justice de Montbenon à Lausanne quelques jours après le verdict qui a acquitté les six policiers de l'affaire Mike Ben Peter. Keystone / Laurent Gilleron

A la suite de l’acquittement, le 22 juin 2023, des six policiers ayant procédé à l’interpellation violente de Mike Ben Peter, l’émotion a été forte en Suisse romande. Le verdict a été ressenti comme injuste par une partie de la population qui reste stupéfaite que l’on puisse accomplir un acte brutal entraînant la mort d’un homme sans que cela ne porte à conséquence.

Lire aussi notre grande enquête: Racisme, la Suisse en flagrant déni

Le choc de ce verdict a été redoublé par des propos déshumanisants tenus dans la sphère médiatique. Certains ont par exemple exprimé l’avis que Mike Ben Peter vendant de la drogue, la brutalité des gendarmes était proportionnée, car cette activité met la vie d’autrui en danger. Le silence ou l’oubli qui s’en est suivi vient encore ajouter de la violence à la violence. Le verdict est tombé, l’affaire classée et chacun peut à nouveau s’émerveiller de vivre dans un pays bien sous tous rapports.

Suspendez un instant votre jugement

Plutôt que de passer rapidement à autre chose à la faveur de l’été, ne devrions-nous pas nous interroger sur ce que cette affaire et d’autres révèlent de notre système judiciaire et de notre incapacité à admettre que le racisme est bel et bien une réalité en Suisse?

Arrivées à ce point de notre argumentation, nous savons que d’ores et déjà certains et certaines d’entre vous vont prendre de la distance avec notre propos sous prétexte de «wokisme» ou autre concept dénigrant à la mode. Nous vous invitons à suspendre un instant votre jugement et à nous lire jusqu’au bout.

Comme le rappellent les associations antiracistes et de nombreuses études, l’homicide de Mike Ben Peter n’est pas un cas isolé ou un simple fait divers. Entre 2016 et 2021, un homme noir est décédé presque chaque année des suites d’une interpellation policière dans le seul canton de Vaud. Ces hommes exerçaient des activités variées, étaient citoyens suisses ou de pays tiers, avaient des familles ou étaient célibataires, et, surtout, vivaient leur vie.

Leur point commun? Être des hommes noirs. Pour cette raison, ils ont été perçus comme menaçants et ont trouvé la mort. Les policiers interpellant des hommes non blancs ont un biais: ils les perçoivent dangereux, ou plus enclins à la violence. Le dernier homme noir à avoir subi ce biais en Suisse est Roger Nzoy. Il a été abattu le 30 août 2021 en plein jour sur un quai de la gare de Morges.

Quoi faire?

Alors que l’émotion a été palpable en Suisse à la suite de la mort de Georges Floyd sous le genou d’un policier américain ou, plus récemment, de Nahel en France (là aussi un mort parmi tant d’autres), le décès de Mike Ben Peter et le jugement du 22 juin provoquent moins de réactions. Est-il plus difficile de s’indigner quand un Noir a été tué par un agent portant un costume de la police helvétique? Le racisme existerait donc dans les pays occidentaux sauf en Suisse? Ici encore, certains et certaines d’entre vous pourraient avoir une réaction de rejet et défendre la police suisse par principe. A nouveau, nous vous proposons de suspendre votre jugement, seulement pour quelques lignes encore.

La succession d’homicides d’hommes noirs en Suisse romande ces dernières années prouve que la Suisse n’est pas l’îlot humaniste et accueillant auquel certains et certaines croient encore. Ces morts représentent le racisme dans une forme extrême. A cela, viennent s’additionner les paroles et gestes du quotidien, le mal nommé racisme ordinaire, la haine en ligne si peu modérée ou certains discours politiques. Entendre qu’il existe un racisme systémique qui nous concerne toutes et tous, que l’on en soit directement victimes ou non, provoque inconfort, négation, agressivité. Parmi celles et ceux qui surmontent le choc initial, la question peut alors se poser, parfois de manière fataliste, de savoir quoi faire.

Une «police des polices»

Nos préférences vont bien évidemment à une mobilisation importante, non seulement pour accompagner la famille de Mike Ben Peter qui a fait appel du verdict, mais plus généralement pour dénoncer la persistance d’un racisme systémique en Suisse ainsi que la banalisation des thèses de l’extrême droite. Pour celles et ceux qui n’ont pas le temps ou les ressources nécessaires, le soutien aux personnalités et aux associations qui proposent des solutions concrètes est déjà un geste important. Plusieurs associations revendiquent depuis des années que des quittances soient délivrées après chaque contrôle de police pour décourager et mesurer le profilage racial.

Afin de lutter contre les violences policières et leur impunité, ces associations demandent également la mise en place de commissions indépendantes pour juger des affaires qui incrimineraient directement ou indirectement la police. Une sorte de «police des polices», comme il en existe dans presque tous les pays occidentaux. Les ministères publics chargés de mener ses enquêtes à charge contre les forces de l’ordre dépendent de celles-ci pour leurs activités, il n'est pas compliqué d’imaginer que leur indépendance n’est de loin pas garantie. Cela peut sembler tomber sous le sens, mais la mise en place de ces mesures pourtant modestes en comparaison des torts subis par les personnes victimes de racisme, est lente. Le déni, lui, a encore de beaux jours devant lui comme le prouve la récente proposition d’interdire de filmer les interventions policières.

Les changements de fond ne se font pas en une nuit, mais c’est le temps qu’il aura fallu pour que Mike Ben Peter ne puisse plus jamais être auprès de ses proches. Nous ne le connaissions pas, nous ne savons pas ce qui l’a amené en Suisse. Il n’est en tout cas pas venu y chercher la mort. Une chose est sûre, nous ne devrions pas avoir besoin de systématiquement rappeler l’humanité d’un homme noir pour signaler qu’une ligne a été franchie ce soir-là, toutes les autres fois où un homme noir décède des suites d’une interpellation policière et toutes les fois où des discours déshumanisants sont produits pour justifier l’injustifiable.