Pourquoi risquer sa peau pour de l’info au Sud-Liban?

Quel est le prix de l'information? Sophie Woeldgen, correspondante à Beyrouth pour plusieurs médias dont Heidi.news, s'interroge sur les conditions d'exercice du journalisme dans les terrains difficiles comme le Sud-Liban.

Lors d’une manifestation contre les frappes israéliennes au Liban, le 21 novembre 2023 à Beyrouth. | AP Photo / Bilal Hussein
Lors d’une manifestation contre les frappes israéliennes au Liban, le 21 novembre 2023 à Beyrouth. | AP Photo / Bilal Hussein

Ces dernières semaines, j’étais au Sud-Liban, où le Hezbollah et Israël se livrent à des échanges de frappes constants. Côté libanais, près de 50’000 personnes ont fui les villages frontaliers. Dans ce Etat failli, ceux qui restent sont les plus pauvres et isolés. Ils assistent, impuissants, à la destruction de leurs récoltes d’olives, d’amandes et de tabac.

Pour l’instant limitée aux régions frontalières, cette guerre semble pouvoir dégénérer à n’importe quel moment. Il est facile d’oublier dans quelles conditions est produite l’information, quand on la lit depuis nos pays en paix. Le risque, les dilemmes, la peur omniprésente… Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, 57 journalistes ont été tués dans la région. Parmi eux, 50 Palestiniens, quatre Israéliens et trois Libanais.

Une frappe israélienne délibérée

Le 13 octobre dernier notamment, Issam Abdallah, 37 ans, vidéo-journaliste libanais de l’agence Reuters, est mort à Alma el-Chaab, à la frontière libano-israélienne, à la suite de deux frappes de l’armée israélienne. Six autres journalistes, de Reuters, de l’AFP, d’Al-Jazeera ont été blessés ce jour-là, dont Christina Assi, 29 ans, qui a dû être amputée d’une jambe.

Le lendemain, les interviews, les reportages, l’écriture ont repris. Les jours ont passé, les circonstances du drame sont devenues plus claires. Selon un rapport de RSF, «les reporters n’ont pas été des victimes collatérales de tirs». L’ONG indique que le convoi des journalistes «était bel et bien visé» par l’armée israélienne.

D’un côté, nous comptons les confrères tués à Gaza. De l’autre, ceux du Liban continuent d’être visés, même si c’est dans une moindre mesure. Depuis le 13 octobre, quatre autres groupes de journalistes ont essuyé des tirs israéliens, deux sont morts.

«Combien de morts te faut-il?»

A chaque nouvelle frappe, Charbel, mon guide, traducteur, chauffeur – bref, mon «fixeur» au Sud-Liban, comme on dit dans le jargon –, pose davantage de questions:

«On arrête quand de bosser ici?»

«Combien de morts te faut-il pour qu'on cesse de couvrir la frontière?»

«Vous connaissez la guerre et vous ne comprenez pas qu’on va finir par mourir?»

Charbel était un ami proche d’Issam et de Christina. C’était son pays qui se faisait attaquer. Nous avons enchaîné les dialogues de sourds. Je ne voulais pas ouvrir les yeux. Je lui répétais que nous prenions les mesures de sécurité nécessaires. Cela arrive que les journalistes soient pris pour cible, même si ce conflit-là est le plus mortel depuis trente ans, selon le Comité pour la protection des journalistes.

De nombreuses questions restent en suspens. L'armée israélienne cible-t-elle délibérément des journalistes? Ou était-ce l’œuvre d’un soldat trop zélé ou malveillant? Lorsque la frappe tombe à côté de reporters, est-ce pour les effrayer ou parce que le tir a raté sa cible? L’armée israélienne ne vise-t-elle que des journalistes arabes, originaires du Sud-Liban ou proches du Hezbollah, ou les journalistes occidentaux sont-ils aussi à risque?

«J’ai eu trop de factures ce mois-ci»

Des réponses à ces questions nous permettraient de savoir comment couvrir ce qui se passe. Mais de certitudes, sur le terrain, il n’y en a pas. Doit-on marquer en grand «TV» sur la voiture ou vaut-il mieux rester incognito? Faut-il s’enregistrer auprès des Casques bleus, qui transmettent ensuite notre localisation à l’armée israélienne, ou serait-ce se jeter dans la gueule du loup? «Au moins, si l’armée israélienne nous tue alors qu’elle a notre localisation, cette attaque sera considérée comme un crime de guerre», a-t-on décidé, avec quelques autres confrères sur le terrain.

Nous avons fini par nous réunir un après-midi pour en discuter. La question de départ était: est-ce que Charbel est toujours capable de prendre les bonnes décisions sur un terrain de guerre, ou faut-il qu’on lève le pied avec lui? «J’ai besoin de travailler, j’ai eu trop de factures ce mois-ci», nous a-t-il répondu. Les journées à rallonge, le stress d’envoyer les articles à l’heure, les embrouilles avec les miliciens armés, l’euphorie de trouver l’information ou le témoignage recherché nous avaient soudés. Nous ne pouvions ignorer ses besoins. La question du risque est passée au second plan.

Entre le marteau et l'enclume

A ces doutes persistants s’ajoute la difficulté de discuter avec nos rédactions à Paris ou à Genève. Être journaliste occidental au Proche-Orient en ce moment, c’est être assis entre deux chaises. Nous passons nos journées à justifier le traitement des médias occidentaux face à une population locale – souvent francophone – , qui ne comprend pas les choix de nos rédactions. Pire, qui se sent totalement trahie par un traitement jugé déshumanisant pour la population palestinienne. De notre côté, nous calculons l’impact de chaque mot, de chaque citation, pour ne pas brusquer définitivement nos interlocuteurs.

Cette défiance absolue des populations arabes locales envers l’Occident, qu’elle se forge en regardant et lisant les médias européens et américains, a été la principale leçon de ces quelques semaines au Liban. Nous avons échoué à construire des ponts entre les différentes cultures et les différents peuples plongés dans ce drame. Même si ce qui se passe au Liban n’est pas comparable à la catastrophe humanitaire en cours à Gaza, sa société est en train de changer. La guerre est en train d’y creuser un sillon.

Et il me semble essentiel de continuer à couvrir cette réalité, malgré les risques.