Le retour du sale juif

OPINION. Lassée d’avoir honte, notre journaliste exprime sa colère envers ceux qui confondent sionisme et judaïsme. Elle dénonce notamment les médias qui, par confort ou peur de représailles, préfèrent passer sous silence ceux qui se revendiquent juifs mais refusent le projet sioniste.

Déclaration d'indépendance d'Israël, en 1948. Le drapeau israelien est hissé au quartier general des Nations Unies à New York, en présence de Moshe Sharett, ministre des affaires étrangères. | Keystone / Rue des archives
Déclaration d'indépendance d'Israël, en 1948. Le drapeau israelien est hissé au quartier general des Nations Unies à New York, en présence de Moshe Sharett, ministre des affaires étrangères. | Keystone / Rue des archives

C’est revenu en force le 7 octobre. J’ai reçu des messages de gens que je connais à peine et qui, pour une raison ou pour une autre, savent que je suis juive. Outrés par l’actualité, ils souhaitaient m’exprimer leur soutien. Ils espéraient que nous, ma famille et mes proches, nous portions bien.

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C’est ce nous qui m’a heurtée. Il m’a heurtée par le passé et il continue de me heurter à ce jour. Car dans ce nous, ce n’est pas nous, les juifs que j’entends, mais nous, les sionistes. L’image qui clignote d’emblée dans mon cerveau lorsque que je lis ce nous, est celle de colons armés qui pillent la terre, oppriment et tuent.

Israël, vitrine du monde juif?

Pourtant, je sais bien que la religion juive n’a strictement rien à voir avec le sionisme. La première repose sur une tradition millénaire, riche de rituels, de légendes et de mélodies. La seconde se réduit à une idéologie purement politique qui s’est bâtie, à l’aube du siècle dernier, sur le terreau du nationalisme européen. Contesté avec véhémence dès ses débuts, en particulier par les juifs eux-mêmes, la continuité du régime sioniste s’avère, ce n’est pas un scoop, catastrophique pour la communauté juive dans son ensemble.

Car, c’est là-bas, loin du sol européen, à la lisière du monde arabe, que les regards se braquent. Israël est devenu la vitrine du monde juif. Les médias et les politiques dénoncent ou soutiennent les Israéliens, mais évoquent rarement l’outrecuidante manipulation qui s’y joue.

La réalité, c’est que seul un tiers de la population juive mondiale vit en Israël et que parmi ce tiers, une partie conséquente se bat depuis des années pour le droit des Palestiniens et contre le régime de Benyamin Netanyahou.

Hélas, dans la vieille Europe, ces voix sont privées de présence médiatique, par crainte des représailles qui pourraient en découler.

Shabbat en secret

Auparavant, ce nous qui me chagrine tant aujourd’hui se dotait de visuels plus diffus. Il y avait celui du nouveau riche, ce gros plein de soupe qui ne rêve que d’argent, l’être sans manière ni élégance, qui parle trop fort et ne sait pas se tenir à table, ou encore le radin qui amasse sans jamais rien distribuer aux pauvres. Ayant grandi à Genève, dans un milieu prioritairement protestant et bourgeois, j’ai mis du temps à saisir l’origine de ma gêne.

Comme tous les enfants qui ressentent avant de comprendre, je me suis adaptée. J’ai pris l’habitude de répondre que Malka, prénom typiquement hébraïque, était d’origine inuite. Je me suis gardée de mentionner que je célébrais le shabbat et, lorsque j’en avais les moyens, je me suis chargée des additions. Je vous rassure tout de suite, ces quelques ajustements n’ont pas nui à mon bien-être. Ils ont en revanche aiguisé ma sensibilité aux préjugés qui influencent, inconsciemment le plus souvent, nos opinions et jugements.

L’hystérie du philosémitisme

L’envers de l’antisémitisme s’appelle le philosémitisme. Il se traduit par un enthousiasme excessif, pour ne pas dire hystérique, pour tout ce qui touche de près ou de loin au judaïsme. C’est en vivant à Berlin, l’ancienne capitale du IIIe Reich, que j’ai découvert les bénéfices de ce pendant de l’antisémitisme. Constatant que la carte juive, comme on la désigne dans ces milieux, conférait du poids et de la résonance, je me suis ruée dessus et c’est ainsi que ce qui m’humiliait auparavant s’est transformé en la plus vaine des fiertés.

Or, si le philosémitisme constitue le verso de l’antisémitisme, c’est parce qu’il annihile lui aussi le débat sur la question juive. Le philosémite est celui qui applaudit pour se repentir. Jamais il ne questionne, car ne jouissant pas de l’impunité que confère la carte juive, il n’a, par définition, rien à dire. L’Allemagne, seul pays européen à assumer ouvertement sa responsabilité dans le génocide juif, souffre de philosémitisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard qu’elle ait formellement interdit toute manifestation pro-palestinienne et prononcé son soutien total et immédiat à l’État d’Israël après le 7 octobre. Cette attitude sclérosée est évidemment, une fois de plus, dramatique pour l’image de la communauté juive, car elle entretient la confusion entre Israéliens et juifs, sionisme et judaïsme — favorisant ainsi, en dernière analyse, l’antisémitisme.

Si cette confusion entre sionisme et judaïsme n’était pas en train de prendre de l’ampleur, je ne m’offusquerais pas de ceux qui déduisent que, parce que juive, je suis nécessairement liée à l’État d’Israël. Je ne me sentirais pas blessée par les élans de bienveillance que me témoignent ceux qui ignorent que les juifs ne sont pas tous des sionistes et je ne m’irriterais pas devant l’usurpation constante et criminelle de la tradition juive par les sionistes et les responsables politiques d’extrême droite. Non, je ne crierais pas au scandale lorsque, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, des politiciens genevois soutiennent des organisations sionistes comme la Cicad. Je ne monterais pas non plus sur mes grands chevaux quand l’ultra-droite instrumentalise l’État d’Israël pour véhiculer ses ambitions suprémacistes et islamophobes. Car c’est bien ce qui se passe.

Haine des Arabes

Se pavanant comme «amis des juifs» et de lutter contre l’antisémitisme, les ténors de l’ultra-droite se servent de l’État d’Israël pour laisser libre cours à leur haine des Arabes. Si la Palestine est désormais la vitrine des abus du monde occidental, c’est à nouveau nous, les juifs qui en sommes responsables. N’est-ce pas dans nos mains qu’ont été placées les mitraillettes?

La situation est trop complexe pour émettre des jugements. La seule chose que je constate et dont je suis fermement convaincue, c’est qu’il est urgent que nous osions différencier le sionisme du judaïsme. S’affirmer non sioniste et se positionner contre l’État d’Israël n’est pas antisémite. Ce qui relève en revanche de l’antisémitisme pur, c’est de soutenir le sionisme au nom de la lutte contre l’antisémitisme.

PS. Voici quelques liens pour approfondir, le sujet: