«La propagande israélienne a gagné la guerre dans les médias»

OPINION. Riccardo Bocco est professeur émérite au Département d'anthropologie et de sociologie de l'IHEID à Genève, et spécialiste du Proche-Orient. Il nous livre ici son analyse des événements actuels en Israël et Palestine.

Une jeune femme participe à une minute de silence à l'occasion d'un manifestation organisée par le Collectif national pour une paix juste et durable entre palestiniens et israéliens à Paris, le 22 octobre 2023. | Keystone / AP / Aurélien Morissard
Une jeune femme participe à une minute de silence à l'occasion d'un manifestation organisée par le Collectif national pour une paix juste et durable entre palestiniens et israéliens à Paris, le 22 octobre 2023. | Keystone / AP / Aurélien Morissard

La mort d’une conférence pour la paix


Les reportages de Heidi.news de chaque côté du mur, «Palestine, terre d’humiliation» et «Israël, terre de promesses», ont été publiés au printemps 2023. A la rentrée, nous les avons rassemblés dans une revue imprimée, qui intégrait aussi une partie de l’enquête «Ouvrir la boîte noire de Tsahal» publiée l’an dernier. Pour terminer ce cycle sur le Proche-Orient, nous avons organisé une conférence qui devait se tenir le 18 octobre à la Maison de la Paix, en partenariat avec le Geneva Graduate Institute.


Cela correspondait aussi aux 30 ans des Accords d’Oslo, en 1993, et aux 20 ans de l’Initiative de Genève, en 2003, deux développements historiques qui n’ont pas tenu leurs promesses.


Ce débat devait faire le point de la situation sur le terrain, dégager des pistes pour une paix durable et passer en revue le rôle des acteurs extérieurs, notamment la Suisse. Mais l’attaque du Hamas le 7 octobre a bouleversé les esprits, les agendas et les possibilités de voyager, notamment pour les Palestiniens de Cisjordanie. Il était dès lors impossible de l’organiser: nous l’avons reporté au début 2024.


En attendant des jours meilleurs, nous avons posé les trois mêmes questions d’éclairage à trois des participants à la table ronde: Yossi Beilin, ancien ministre israélien, négociateur des Accords d’Oslo et de l’Initiative de Genève, l’avocate palestinienne Hiba Husseini, qui a conseillé les négociateurs palestiniens à plusieurs reprises, et Riccardo Bocco, professeur émérite à l’IHEID et spécialiste du Proche-Orient. La parole à ce dernier.

Quel est pour vous le contexte des événements actuels?

Les événements actuels doivent être replacés dans le contexte du conflit israélo-palestinien qui dure depuis 75 ans et dont la résolution semble encore lointaine. Aux récents crimes de guerre commis par le Hamas lors de son assaut contre les soldats et les civils israéliens répondent maintenant de nouveaux crimes de guerre commis par les forces israéliennes contre la population civile de Gaza. Si Israël a le droit de se défendre, la population palestinienne occupée a le droit de résister. Dans les deux cas, en respectant le droit international humanitaire.

L'attaque du 7 octobre rappelle aux citoyens juifs israéliens les heures les plus sombres de l'Holocauste, leurs craintes d'être sans protection et la fragilité de leur État. De leur côté, les Palestiniens craignent une nouvelle Nakba. Le cabinet de guerre israélien a enjoint à la population palestinienne de quitter la partie nord de la bande de Gaza, sans préciser si et quand les habitants pourront rentrer chez eux. Cela rappelle aux Palestiniens les différents épisodes de nettoyage ethnique et de transferts forcés de population qu'ils ont subis pendant et après les guerres de 1948, 1956, 1967 et 1973, ainsi que la première et la deuxième intifada — pour ne citer que les événements les plus connus.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la violence de l'assaut du Hamas intervient après des attaques répétées de l'armée israélienne et des raids des colons contre les villages et les villes palestiniens, sans parler des provocations au Dôme du Rocher et à la mosquée Al-Aqsa par les juifs orthodoxes israéliens, actes jugés intolérables par une majorité de la population musulmane locale et internationale.

Au cours des 30 dernières années, les régimes politiques en Israël et en Palestine ont ouvert la voie à l'arrivée de groupes religieux dont les visions messianiques sont actuellement incompatibles avec un projet de paix fondé sur une approche de coexistence mutuelle.

Quel chemin voyez-vous vers la paix?

En 2023, alors que l’on célèbre le 30e anniversaire (de l'échec) des Accords d'Oslo, les Etats occidentaux sont encore incapables d'assumer leurs responsabilités pour n'avoir pas su (ou pas voulu) accompagner le processus de paix en rappelant aux «partenaires de la paix» leurs devoirs au regard du droit international, et pour ne pas les avoir sanctionnés lorsque la situation devenait explosive. Les Etats-Unis ont adopté une approche incrémentale, rendant chaque «partenaire de paix» responsable de ses propres actes, comme si l'asymétrie des forces entre Israéliens et Palestiniens ne devait pas être prise en compte.

Au lieu de se concentrer sur une politique de résolution des conflits, les États-Unis et l'Union européenne ont opté pour une gestion des conflits. C'est-à-dire qu'ils ont essayé de maintenir autant que possible le conflit à une faible intensité, en fournissant une aide humanitaire et une assistance économique aux populations palestiniennes censées accepter cette aide et les injustices auxquelles elles étaient confrontées. Au lieu de déclarer l'illégalité de l'occupation et de la colonisation, ils ont fermé les yeux. Y compris sur la corruption de l'Autorité palestinienne, véritable gérontocratie, et son maintien au pouvoir malgré l'absence d'élections parlementaires et présidentielles depuis le milieu des années 2000.

La seule issue pour la paix est la volonté politique de toutes les parties prenantes de trouver un processus de résolution du conflit, qui puisse s'en tenir autant que possible au droit international, tout en consentant en même temps à des compromis raisonnables et acceptables pour chaque partie. En fin de compte, la légitimité et la sécurité de l'État israélien et de ses citoyens juifs viendront des Palestiniens et non de la Torah ou d'un recours aveugle à la force.

N'oublions pas non plus que l'OLP était le «terroriste d'hier» pour Israël et qu'à l'avenir, des négociations avec le Hamas et ses partisans, mais aussi avec les colons orthodoxes et les suprémacistes nationalistes juifs, seront indispensables. A titre de comparaison, le processus de paix en Irlande du Nord n'a réellement débuté que lorsque l'IRA a été invitée à s'asseoir à la table des négociations.

La solution des deux États est désormais obsolète. En 1993, l'OLP a accepté de construire un État sur 22 % du territoire de la Palestine historique, mais un rapide coup d'œil à la carte redessinée par l'expansion des colonies israéliennes prouve que le projet est impossible.

De nouvelles perspectives ont récemment émergé grâce au travail des sociétés civiles israélienne et palestinienne. Elles ont fait émerger trois grandes options qui doivent être discutées en profondeur: un «État démocratique unique», un «État binational», ou un «État confédéral». Elles ne pourront être mises sur la table que lorsque les armes se tairont.

Qu'attendez-vous des acteurs extérieurs?

Le plus effrayant actuellement, c'est l'attitude de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unis et de la plupart des Etats européens. Ils semblent jeter de l'huile sur le feu en affichant une position unilatérale de soutien à Israël, en oubliant l'occupation illégale des Territoires palestiniens depuis 1967, la poursuite de la colonisation et les nombreux crimes de guerre commis par l'Etat hébreu au fil du temps.

Plus récemment, les États-Unis et l'UE ont également choisi d’ignorer pas moins de cinq rapports rédigés depuis 2017 par l'ONU, Amnesty International, Human Rights Watch et deux ONG israéliennes et palestiniennes de défense des droits de l'homme, lesquels pointent l'existence d'un système d'apartheid mis en place par Israël à l'égard des Palestiniens. Accepter d'être sourd et aveugle n'aide pas à avancer sur le chemin de la paix…

Aux yeux des Palestiniens et des populations de nombreux pays arabes, les Etats-Unis, l'UE et la plupart des Etats occidentaux ont perdu leur crédibilité. Et la Suisse, trop occupée à essayer de faire émerger un consensus sur le classement du Hamas comme organisation terroriste, risque aussi de perdre son rôle de partenaire diplomatique et d'intermédiaire entre les parties en guerre.

Au cours des trois dernières décennies au moins, la «hasbara» israélienne (l’«explication », ou plutôt la propagande) a gagné la guerre dans les médias et une partie de l'opinion publique internationale. L'un des exemples les plus saisissants est l'adoption de la définition de l'antisémitisme de l'IHRA (International Holocaust Remembrance Association) par les États-Unis, l'UE, l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l'Italie, les Pays-Bas. Selon la définition de l'IHRA, toute attitude critique à l'égard du gouvernement israélien peut être assimilée à un acte d'antisémitisme!

Aujourd'hui, en donnant le feu vert à la démesure israélienne, l’Occident risque d'être complice d'un nouveau génocide. Comme l'a écrit Raz Segal il y a quelques jours, «La Convention des Nations unies sur le génocide énumère cinq actes qui entrent dans sa définition. Israël en commet actuellement trois à Gaza :

  • Meurtre de membres du groupe,

  • Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe,

  • Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.»

Le ghetto de Gaza a réussi à survivre pendant 16 ans. Espérons que l'UE et les autres décideurs internationaux se réveilleront à temps.

Cet article exprime le point de vue de son auteur, et non une prise de position de Heidi.news. La distinction entre les faits et les opinions est à la base du journalisme.