Comme si toute la population suisse avait fui d’un coup

Amaury Hauchard, notre correspondant au Tchad, (r:Adré), s'est rendu dans la petite ville d'Adré Là, entre terre rouge et ciel immense, des centaines de personnes affluent chaque jour du Soudan voisin. Dans le silence se déroule la plus grande crise de réfugiés du monde.

Des réfugiés soudanais du camp de transit d'Adré, au Tchad, récoltent de l'eau. | Keystone / EPA / Ricardo Garcia
Des réfugiés soudanais du camp de transit d'Adré, au Tchad, récoltent de l'eau. | Keystone / EPA / Ricardo Garcia

Quand je rencontre Mahamat sous une petite hutte de paille, au fond du marché d’Adré, j’ai l’impression de rencontrer un jeune homme parmi tant d’autres, échoué dans un camp de réfugiés après avoir fui la guerre. La poussière s’accumule dans ses cheveux et les rides sous ses yeux se confondent avec celles que j’ai vues chez tant de jeunes hommes désemparés qui mettent pied dans un camp de réfugiés dans la région, entre la terre rouge et le ciel immense.

C’était mon premier jour à Adré, où je suis en reportage, à interroger les réfugiés d’El-Geneina, à 30 kilomètres de l’autre côté de la frontière, capitale de la région sinistrée du Darfour-Ouest.

Au Mali, en Centrafrique, en RDC, au Burkina Faso, au Niger… A chaque fois, les réfugiés ont un profil similaire: issus de la classe paupérisée d’une population déjà miséreuse, peu éduqués et souvent analphabètes, ayant «tout» laissé – et ce «tout» n’était pas grand-chose. Ils représentent une partie si nombreuse de ce monde laissé sur le bas-côté de l’histoire, survivant au rythme des conflits meurtriers ou d’un développement à vitesse d’escargot.

Un doctorant dans la poussière

Je pense retrouver en Mahamat ce profil quand nous commençons à échanger autour d’un café soudanais. (Avec de la cardamome, de la cannelle et du gingembre: un monde idéal en ferait le café idéal.) Mais non, il n’est pas cela. Il est doctorant en sociologie, titulaire d’un master, engagé dans une organisation d’aide sociale, apprend le français et le chinois. Bref, il n’a rien à faire – pour ainsi dire – dans ce camp de réfugiés, les pieds dans la poussière.

Les réfugiés du Darfour ont fui une situation qualifiée par l’ONU de possible «génocide», tant les milices à dominante arabe ont massacré les membres d’une même communauté sédentaire, les Masalit – avec le soutien militaire probable des Émirats arabes unis, d’après un rapport de l’ONU ayant fuité. Entre 10’000 et 15’000 d’entre eux auraient été tués depuis avril 2023 à El-Geneina seule. Mais personne ne dispose de bilan crédible, l’accès étant devenu presque impossible.

Un médecin, un avocat, une écrivaine

Le deuxième, puis le troisième jour, les profils que je rencontre sont similaires. Un médecin généraliste avec huit ans d’études derrière lui, un avocat avec 24 ans de carrière au compteur, une écrivaine. Tous ont réussi à échapper aux balles des fantassins des Forces de soutien rapides (RSF en anglais) qui ont pris d’assaut la ville courant juin 2023, assassinant le gouverneur qui avait osé dénoncer la situation.

Tous s’entassent à Adré, d’abord, où ils s’enregistrent, avant d’être «relocalisés» dans un camp de réfugiés parmi les dizaines d’autres que compte la zone désertique et désolée de l’est tchadien. Là, après l’exil, la terreur et les violences, leur destin reste suspendu.

Où est Taylor Swift

Ces 600’000 réfugiés viennent s’ajouter aux 400’000 arrivés il y a vingt ans, au même endroit, pour les mêmes causes. C’était l’époque du génocide au Darfour. «Au moins à l’époque, le monde s’était rendu compte de l’importance de ce qu’il se passe», peste un cadre de l’Agence de l’ONU pour les réfugiés. «Même des stars comme George Clooney s’étaient saisies de l’affaire pour alerter le monde. Mais maintenant, il y a qui? Si on arrivait seulement à contacter Kylian Mbappé ou Taylor Swift pour venir ici…»

Car en plus d’être oubliés, ces réfugiés ne sont pas assez soutenus, par manque de fonds internationaux. C’était l’objectif de la conférence de Paris qui s’est tenue lundi dernier: convaincre les grands de ce monde de donner pour financer l’aide humanitaire. Deux milliards d’euros ont été promis.

«C’est bien, évidemment, mais on peut d’ores et déjà dire que cela ne sera pas suffisant. Imaginez: il y a 8,6 millions de personnes qui ont dû fuir leur domicile dans ce pays, et 20’000 supplémentaires chaque jour», commente un diplomate. Dans quelques jours, à ce rythme, on pourra affirmer qu’un nombre de réfugiés équivalent à la population suisse aura été forcée de fuir son domicile au Soudan.

Et je suis prêt à parier que vous ne le saviez pas.