Bombardements à Gaza: Quelque chose de profond a basculé au Liban

Sophie Woeldgen est correspondante au Liban et travaille pour plusieurs médias, dont Heidi.news. Les bombardements à Gaza, et l'explosion à l'hôpital Al-Ahli Arabi, ont cassé quelque chose dans l'opinion publique libanaise. Y compris dans des franges de l'opinion plutôt favorables à Israël.

Manifestation en soutien aux Palestinien, le 18 oct. 2023 dans le sud de Beyrouth. | Keystone / AP Photo / Hassan Ammar
Manifestation en soutien aux Palestinien, le 18 oct. 2023 dans le sud de Beyrouth. | Keystone / AP Photo / Hassan Ammar

Samedi dernier, je suis rentrée à Beyrouth après un long séjour en Suisse. Mes voisins, qui gardaient mes clés, m’ont accueillie à l’aube. Encore en pyjama, Gisèle (prénom modifié), 56 ans, me propose un café et allume machinalement la télévision. Les images de Gaza défilent.

Trois immeubles s’effondrent tels des châteaux de cartes. Des femmes et des enfants hurlent, en sang. Le corps d’un nourrisson est extrait des décombres.

Gisèle zappe, mais les mêmes images tournent partout en boucle. «Sophie, tu te souviens comment a commencé la guerre de 2006?», me lance Pierre (prénom modifié), son mari, qui s’est joint à nous.

La réponse est oui. Après la mort de huit soldats israéliens et la capture de deux autres à la frontière par le Hezbollah, Israël lance en juillet 2006 l’opération «Juste Rétribution». Elle provoque la mort de 1200 Libanais, civils pour la plupart, et fait un million de déplacés en 33 jours.

«En Europe, les gens ne voient pas ça?»

C’est ce traumatisme qui a refait surface avec les représailles israéliennes à l’attaque du 7 octobre. «Ils font la même chose à Gaza. Maintenant, ils vont tout détruire», anticipe Pierre, qui énumère les bombardements sur les convois d’évacuation et les infrastructures humanitaires. «Là, ce sont des femmes, des enfants qu’ils tuent», relève-t-il avant de poser l’inévitable question: «En Europe, les gens ne voient pas ça?».

La colère et l’incompréhension envers les chancelleries occidentales ne sauraient être sous-estimées. Le discours de la ministre des Affaires étrangères française à Beyrouth, qui a énuméré les atrocités du Hamas en reléguant Gaza au second plan, n’est plus audible. «Pour les occidentaux, une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne», commente Gisèle.

Ce discours est très répandu au Liban, mais Gisèle et son mari sont chrétiens. Il y a peu, ils soutenaient encore l’Etat hébreu avec enthousiasme – l’ennemi de leur ennemi, le parti-milice chiite Hezbollah, allié du Hamas. «J’adore Israël!», me lançait régulièrement Gisèle. Dans le sillage de la normalisation engagée par plusieurs pays arabes ces dernières années, une certaine rue chrétienne libanaise soutenait la signature d’un accord de paix avec Tel-Aviv. Mais depuis deux semaines, même les plus francophiles des Libanais considèrent Israël comme un «Etat meurtrier».

Une alliance des fronts

L’identification aux civils palestiniens et le rejet de l’Occident a créé une alliance des fronts que je n’avais jamais vue ici au Liban. Dans les manifestations de solidarité pour Gaza, au lendemain de l’explosion à l’hôpital Al-Ahli Arabi, drapeaux palestiniens, du Hamas, du Fatah, du Hezbollah, du parti communiste ainsi que du PSNS (parti social nationaliste syrien), faisaient face ensemble aux gaz lacrymogènes des Forces spéciales qui protégeaient l’ambassade américaine.

Dans la foule, des jeunes laïques, apartisans, manifestaient pour la première fois aux côtés du Hezbollah. Parmi eux, Julia, 23 ans. «On soutient la cause palestinienne et Gaza car pour nous, on ne sera jamais en paix au Liban tant que la situation des Palestiniens ne sera pas réglée.» Au point de manifester à côté des partis-milices qu’elle exècre en temps normal?

«Cette cause-ci est bien plus importante. Le massacre de mardi, sur un hôpital chrétien, a rassemblé tout le monde.»