«L'automatisation d'un emploi sans qualification est quasi inévitable»

Aude Billard est directrice du Laboratoire d'algorithmes et systèmes d'apprentissage de l'EPFL | Alain Herzog / EPFL
Aude Billard est directrice du Laboratoire d'algorithmes et systèmes d'apprentissage de l'EPFL | Alain Herzog / EPFL

L’intelligence artificielle s’est largement répandue dans de nombreux métiers. L’évolution de cette technologie est exponentielle et continuera d’avoir une grande influence au sein des professions. L’Université de Genève a organisé une discussion intitulée «Intelligence artificielle et automatisation des métiers: quels métiers pour le futur?» dans le cadre de son cycle de conférences «Parlons numérique». Aude Billard, directrice du Laboratoire d’algorithmes et systèmes d’apprentissage de l’EPFL, revient sur les grands enjeux qui concernent l’automatisation de nombreuses activités humaines. Selon elle, il n’y a pas de quoi s’inquiéter, mais il faut être conscient des enjeux et se poser les bonnes questions dès à présent.

Heidi.news — Quel est l’impact des technologies basées sur l’intelligence artificielle sur le monde du travail actuellement?

Aude Billard — Les algorithmes sont probablement disséminés dans tous les métiers et contrairement aux idées reçues l’intelligence artificielle ne se limite pas aux métiers manuels. Elle est utilisée dans des secteurs comme la banque, le journalisme ou encore l’enseignement. Bien souvent, l’intelligence artificielle au travail se matérialise sous la forme d’une optimisation des outils de recherche. Tout le monde connaît le moteur de recherche Google. C’est le même principe. L’outil prend en compte les mots-clés utilisés lors des requêtes, analyse le temps passé sur un sujet, etc. Cela lui permet de déterminer les intérêts d’un utilisateur pour lui suggérer des contenus qu’il est plus susceptible de rechercher.

Finalement, l’intelligence artificielle permet surtout d’optimiser des processus qui nécessitaient auparavant davantage de temps. Je peux prendre l’exemple des supermarchés. Grâce aux données récoltées sur les habitudes d’achat des clients, il est possible de proposer des produits plus pertinents avec les besoins de la clientèle. Mais ce n’est pas quelque chose de nouveau: les gérants réalisaient déjà ce travail. Il était toutefois beaucoup plus chronophage et fait de manière moins régulière et moins étendue. Grâce à l’intelligence artificielle, il est possible d’avoir des estimations des fluctuations des besoins des consommateurs plus précises et de s’adapter plus rapidement si ces dernières changent. La décision de que faire de ces informations reste à l’humain. L’intelligence artificielle est donc souvent un soutien à la décision. Elle permet de prendre des décisions en étant mieux informé.

Et quel sera cet impact dans les prochaines années?

C’est très difficile de répondre à cette question. Il y a bien sûr une crainte d’une destruction massive d’emplois. Pour ma part, je pense que ce phénomène sera graduel. Il ne va pas se produire d’un coup, et il sera peut-être même imperceptible. Tout le monde peut déjà s’interroger aujourd’hui sur la part de son travail qui est effectué par des technologies. Si vous vous apercevez que 30% de votre activité est réalisée par le biais de machines, il faut peut-être s’attendre à ce qu’une personne sur trois ne soit plus considérée comme indispensable au sein de l’entreprise.

Mais ce n’est pas une fatalité. Le temps dégagé par l’automatisation de certaines tâches pourrait être utilisé pour être plus performant dans des domaines qui ne peuvent pas être remplacés par la technologie. Néanmoins, il ne faut pas se leurrer, ce phénomène pourrait avoir pour conséquence que certaines personnes auront moins de travail.

Ce qui pourrait entraîner des licenciements, donc…

Dans les cas où il n’est pas possible de mettre à profit le temps supplémentaire obtenu par l’automatisation pour se consacrer à d’autres activités, il faudrait envisager une réduction du temps de travail. Cela pourrait se faire sur la base d’une négociation entre les salariés et l’employeur. En général, l’introduction de la technologie génère un surcroît de productivité, qui elle-même augmente les revenus de l’entreprise. Sur cette base, on pourrait envisager une réduction du temps de travail à salaire équivalent. L’entreprise ne réduirait pas ses charges, mais le supplément de revenu obtenu par l’automatisation permettrait d’amortir l’investissement technologique. Ce serait une nouvelle manière de répartir les revenus. Et cela n’a rien d’utopique dans la mesure où notre société n’a eu de cesse de réduire le temps de travail obligatoire. De nombreuses études ont même démontré que la performance et la productivité augmentaient lorsque le temps de travail était diminué. De plus, cela permettrait de tenir compte des temps de trajet pour se rendre au travail qui eux n’ont eu de cesse d’augmenter.

Certaines études affirment que jusqu’à un quart des métiers actuels seront remplacés par l’automatisation. C’est un scénario réaliste?

Cela fait un siècle qu’on nous promet des destructions d’emploi en lien avec l’automatisation. Je crois assez peu aux prédictions globales dans ce domaine. Lorsque de telles évaluations sont faites dans un secteur d’activité en particulier, où les processus de production sont bien connus, il est effectivement possible de déterminer les activités qui pourraient à terme être automatisées. On peut donc extrapoler l’ampleur potentielle d’un tel phénomène à l’ensemble d’une profession, mais cela reste hypothétique. Ce n’est pas parce qu’il existe une technologie qui pourrait remplacer une tâche qu’elle sera nécessairement adoptée par la société.

De nouveaux emplois seront créés, mais ne court-on pas le risque que des professions faiblement qualifiées soient remplacées par des jobs nécessitant des qualifications élevées, notamment en lien avec la création et la gestion de ces technologies?

Oui, c’est un risque qui touche particulièrement les professions nécessitant peu de qualifications. Lorsqu’un travail ne demande presque aucune qualification, son automatisation est pratiquement inévitable. Mais il ne faut pas s’imaginer que toutes les professions faiblement qualifiées pourront être facilement remplacées par des robots. Faire le ménage, par exemple, n’est pas quelque chose que l’on automatise facilement. On peut intervenir sur des tâches précises, mais confier l’ensemble du ménage à un robot, ça n’est pas quelque chose que l’on verra tout de suite. Pour des raisons pratiques, la technologie ne pourra pas tout remplacer.

Un scénario où de nombreux emplois faiblement qualifiés seraient remplacés par des professions qui impliquent des compétences plus importantes pourrait engendrer une fracture de la société…

C’est une bonne question. Ce qui me frappe, en tant qu’enseignante à l’université, c’est que beaucoup de mes anciens élèves font aujourd’hui des tâches qui ne méritaient pas cinq ans d’études. On veut toujours produire plus et très vite. Cela amène rapidement à faire un travail répétitif, où on répète le même design  de produit avec que de petites améliorations, mais en remettant rarement l’entier du concept en question.  Ralentir le rythme en tant que société. Nous devrions davantage nous concentrer sur la réflexion et l’esprit critique. C’est aussi l’occasion de nous interroger sur ce que c’est qu’un être humain, ce qui le rend unique par rapport à la technologie, aussi performante soit-elle. Concernant les qualifications, je suis plutôt optimiste. Regardez les smartphones et les ordinateurs: ils nécessitent certaines compétences pour être utilisées et pourtant tout le monde en fait déjà une utilisation quotidienne. L’être humain s’adapte constamment.

La peur de la robotisation des métiers, est-ce que ça fait longtemps que ça existe?

Cette peur date d’au moins un siècle, et peut-être plus. Il faudrait interroger des historiens sur ce point. Je possède pour ma part une coupure du journal allemand Der Spiegel qui témoigne déjà de cette crainte à la fin des années 1960. La technologie suscite toujours des craintes, notamment parce que lorsqu’elle est nouvelle, elle n’est pas encore comprise. Certains chefs d’entreprises sont réticents à l’idée d’introduire certaines technologies parce qu’ils ne la comprennent pas. Et c’est bien normal. Lorsqu’une nouvelle technologie est déployée, il faudrait retourner sur les bancs d’étude pour la comprendre. J’en profite d’ailleurs pour attirer l’attention sur un phénomène qui pourrait s’avérer problématique en Suisse: nous avons peu d’étudiants qui réalisent des thèses. Ils sortent des études avec un master en poche, ce qui correspond à un niveau de connaissance basique. La thèse permet d’approfondir la compréhension d’une technologie, ce qui est indispensable.

L’intelligence artificielle est loin d’être irréprochable, et des biais potentiels dans son fonctionnement sont largement documentés. Faut-il s’en inquiéter?

Je ne sais pas s’il faut s’en inquiéter, mais il faut certainement en avoir conscience et faire en sorte de corriger ces biais. Ces imperfections sont le fruit des données analysées par les algorithmes. Lorsque ces informations ne sont pas représentatives – ou ne le sont pas suffisamment –, cela génère des biais. L’être humain aussi aborde certaines situations avec des biais de perception dus à un manque d’informations. La machine n’est pas différente de l’être humain; elle en est même le reflet.

Par exemple, dans le cadre du tri des dossiers de candidats à une offre d’emploi, on sait que les algorithmes ont tendance à renforcer des phénomènes de discrimination préexistants. N’est-ce pas risquer d’introduire des technologies alors que celles-ci mériteraient davantage de développement?

Il faut toujours faire en sorte d’analyser le niveau de dangerosité d’une technologie sur la société avant de la déployer. C’est un processus qu’il faudrait systématiser. De réflexions sont menées au niveau européen, notamment pour mettre en œuvre des certifications. Nous avons besoin d’introduire des métriques pour évaluer les algorithmes, y compris sur le plan éthique. Nous sommes malheureusement en retard sur ce plan, puisque les technologies sont déjà déployées. Je reste cependant optimiste. Il est plus facile de corriger un biais dans un algorithme, parce qu’il s’agit d’un problème dans le code. Il suffit de recoder la séquence lorsque le problème est identifié. On ne peut pas faire ça à l’échelle de l’être humain. Lorsqu’il y a un problème d’approche au sein des ressources humaines dans les entreprises, modifier les habitudes et les comportements prend énormément de temps.

Est-ce que l’intégration toujours plus importante des algorithmes dans notre quotidien ne devrait pas s’accompagner d’une plus grande transparence dans leur fonctionnement?

Je suis parfaitement d’accord, le fonctionnement des algorithmes devrait être transparent. Là aussi, il faudrait que cela soit imposé de façon systématique.

Heidi.news est partenaire du cycle de conférences «Parlons numérique», organisé entre octobre 2021 et mai 2022 par l’Université de Genève.