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Terrible marathon nocturne, pour une simple paire de baskets

Tout commence par un adolescent tessinois qui tente d'acheter une paire de baskets au milieu de la nuit. Un cauchemar. L'épisode conduit l'auteur à prendre la mesure des addictions digitales sciemment préparées par les marques pour prendre le contrôle de notre attention.
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Mehmet Geren pour Heidi.news | Mehmet est retoucheur et graphiste à Ankara et utilise les méthodes de collage numérique pour introduire de la pop culture aux peintures et chefs d'œuvres classique
Mehmet Geren pour Heidi.news | Mehmet est retoucheur et graphiste à Ankara et utilise les méthodes de collage numérique pour introduire de la pop culture aux peintures et chefs d'œuvres classique

Tout a commencé par une paire de baskets.

Il faisait nuit noire. Sa tête reposait sur son bras gauche replié. Son autre bras s’étendait à travers la table de la cuisine jusqu’au clavier de l’ordinateur, paré pour un clic (sur le bouton d’actualisation, ai-je découvert plus tard). C’est ainsi que j’ai trouvé mon neveu Angelo lorsque, à demi-endormie, j’allais à la cuisine sur la pointe des pieds en quête d’un verre d’eau. J’ai aussi constaté qu’il s’était approprié mon ordi mais qu’il n’a pas été fichu de demeurer éveillé pour ce qu’il pensait en faire.

— Qu’est-ce que tu fais là?, ai-je demandé en allumant la lumière.

— Il y a des soldes de chaussures dans deux heures et demie, marmonna-t-il. Et d’ailleurs, ajouta-t-il de sa voix enfantine, tu as promis de me les offrir pour mon anniversaire si je réussissais à les trouver.

— Seulement si tu les trouves au prix normal, et je ne vais pas participer à des enchères ni leur courir après!, me suis-je entendue dire. C’est pourtant bien ce que je me mis à faire peu après et malgré moi: courir après une paire de basket à 5 heures du matin avec un gamin de 12 ans.

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Un jeune Suisse devant son smartphone. Selon une étude britannique, les adolescents passent en moyenne 34 heures par semaine en ligne | Keystone

Quelques cafés plus tard, assise à côté de lui au salon, je partageais sa déception à chaque fois que le site Adidas refusait de charger. Trop de gens étaient en train de faire pareil au même moment. Du coup, pour combattre l’armée invisible de nos concurrents, nous avons déployé la grosse artillerie: un iPad, un laptop et quatre smartphones (généreusement fournis à leur insu par ses parents toujours endormis à l’étage), tous essayant d’atteindre le site inatteignable. Cette paire de «baskets spéciales» était censée être soldée, mais nul ne sait à quelle heure et pour combien de temps. Ce pouvait être une heure ou deux, toute la journée ou à peine 10 minutes. On ne le sait pas à l’avance et ça fait partie du «jeu».

Montagnes russes émotionnelles

Angelo m’avait expliqué que ces chaussures, ainsi que la coupe de cheveux de Neymar, étaient les sujets les plus débattus dans les vestiaires de son école. La touffe du footballeur brésilien surmontait déjà son joli minois mais les chaussures – ce qu’il désirait le plus – manquaient toujours à l’appel. Ce serait son plus beau cadeau d’anniversaire, c’est clair ?

Donc nous étions sur le canapé, Angelo se rongeant les ongles, ses yeux verts gonflés de fatigue, le regard mélancolique, me donnant l’envie de lui acheter toutes les baskets de la terre.

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Une foule attend de pouvoir acheter des baskets devant un magasin de Darmstadt | DR

«Cette fois, ça ne devrait pas être si ardu, dit-il dans un sursaut d’espoir et d’optimisme. Il suffit de se connecter au site.» Mais peu après, il murmura, l’air abattu: «Je suis sûr que nous arrivons trop tard!» C’est ainsi que, de nos jours, l’achat d’une paire de baskets passe par des montagnes russes émotionnelles.

Il se rappelait qu’il avait réussi à le faire une fois, il y a un an: acheter une paire de «Yeezy Boost V2» dessinées par Kanye West. Depuis lors, il n’a cessé de vérifier la valeur des Yeezy sur une application boursière de baskets: 800 dollars aujourd’hui. Lorsqu’une nouvelle collection était sur le point d’être lancée, le contrôle se faisait plus intensif. Tout cela n’est possible que s’il est «branché» et que son téléphone s’illumine sans cesse de notifications. Angelo a porté ces Yeezy deux fois, à des réunions de famille. Comme il ne voulait pas les salir, il se tenait à l’écart, à observer ses cousins jouer dans l’herbe boueuse. Je me rappelle m’être moqué de lui à ce propos. Maintenant que j’ai compris ce que cela dissimule, je suis en colère.

Techniquement, les chaussures ne finissent pas «en soldes». Elles subissent un «drop», le plus souvent en ligne, avant d’atteindre les boutiques. L’achat d’une paire de super-baskets n’est plus une affaire de prix et d’argent, mais de loyauté. Bien sûr que l’argent compte, mais c’est secondaire. Si tu veux une paire de baskets Adidas, tu dois prouver ta loyauté via un univers d’applis, de sites, de comptes Twitter, de profils Instagram, de notifications, de communautés virtuelles, de célébrités et d’influenceurs. Tu dois te résoudre à obéir aux instructions numériques.

Retour au salon. Le filon que nous suivions avant l’aube était «Drop out August 18th, 8am GMT time», résultat de rumeurs diffusées par Sneaker News. Rumeurs confirmées par un compte @theyeezymafia (un demi-million de followers sur Twitter) et par des revendeurs sur le marché secondaire tels que Bump, Goat et StockX. Ces revendeurs, qui font partie d’un gigantesque marché à prix gonflés, vendent souvent les baskets tant convoitées et en principe épuisées quelques minutes après la fin de la vente officielle. Ils sont le remède idéal pour ceux qui, en dépit de leurs veilles et de l’actionnement incessant du bouton d’actualisation, échouent à décrocher une paire. Les parents déboursent aisément jusqu’à 400 dollars pour une paire afin de rasséréner leur progéniture, en espérant ainsi retourner à la normale. Jusqu’au prochain «drop».

Vu que nous nous sommes plantés, j’ai suggéré que nous retournions au lit. Je lui ai dit que je lui offrirai autre chose à la place. Angelo ne leva pas les yeux. Il ne m’écoutait même pas. Il était complètement hypnotisé par l’écran, refusant de céder. D’un coup, il se redressa:

— Peut-être que ce n’est pas l’heure GMT, essayons le marché américain ! Ils font peut-être un tirage au sort. Oui, essayons un tirage au sort sur SNS tout de suite !

— C’est quoi, SNS?, demandai-je.

— Un endroit merveilleux, répondit-il.

Nous voilà repartis avec une vigueur renouvelée à la recherche de ces baskets fuyantes. SNS – a.k.a. Sneakerstuff – est en effet un site merveilleux, plein d’infos et de tirages au sort de baskets. Avec rage, sautant d’un terminal à l’autre, Angelo s’est mis à vérifier s’il y avait une tombola qu’il avait ratée. Il y avait peu de chances, vu qu’il avait passé toute la semaine précédente à ingurgiter toutes les infos sur le «drop» annoncé. Mais comme il était dans une maison de vacances avec une connexion Wi-Fi faiblarde et pas assez de données sur son forfait, il subsistait une petite chance qu’il ait loupé quelque chose. Hélas, pas de tirage au sort!

— Qui décide que tu dois participer à un tirage au sort pour avoir tes baskets? Est-ce que ce n’est pas interdit aux moins de 18 ans, d’ailleurs?, lui demandai-je tout en me versant encore un café.

Liker ou être liké

Désormais, le soleil s’était levé. Il me regarda avec ce mélange d’ennui et d’agacement que les ados ont parfois lorsqu’ils ont le sentiment que les adultes sabotent leur existence. Le fait est qu’il n’avait que 12 ans et qu’il n’était pas censé faire tout cela. Mais il voulait ces chaussures, parce que tout le monde dans son cercle de copains en parlait sur les réseaux sociaux, les décrivait et les commentait. La pression sociale est si intense que, probablement, il les voulait même si elles ne lui plaisaient pas.

Il était assailli, cerné par le besoin irrésistible de ne pas céder, de s’acharner et de suivre en ligne les rumeurs, les profils, les influenceurs et les peoples. Pour faire partie du buzz, il doit constamment contrôler les heures, les revendeurs, les liens. Il doit être fin prêt à passer à l’action, que ce soit au milieu de la nuit ou à l’aube. Il doit s’assurer que son téléphone est chargé et connecté. Il doit être en ligne non-stop, ne rien louper, «liker» ou être «liké», télécharger et commenter. Tout ce rituel est censé ouvrir l’appétit. Aiguiser le désir. Plus la chose est fuyante et exclusive, plus le désir, l’envie, se font irrésistibles. Si tu te plantes cette fois, pas de souci: le prochain «drop» est pour tout de suite.

C’est le jeu.

Est-ce un jeu rigolo ou un terrible combat? Ce matin-là, je consolai mon neveu et caressai sa tête pour atténuer une sensation de défaite qui me faisait penser à un détournement de sa capacité de réflexion, de son temps et de ses désirs.

Alors que nous étions assis là, abattus, ma belle-sœur descendit. Il était passé 8 heures mais j’avais l’impression qu’une journée entière s’était écoulée. Mes yeux brûlaient pour avoir passé trop de temps sur l’écran sans lunettes. L’excès de café faisait gargouiller mon estomac.

«BUY NOW!»

Ma belle-sœur demanda à récupérer son téléphone, qui était toujours en train d’essayer d’atteindre le site Adidas. Déçu, mon neveu le lui restitua. Désormais, il était prêt à admettre que c’était trop tard. Peut-être que quelqu’un s’était levé plus tôt que lui et avait acheté toutes les chaussures pour les revendre. Peut-être que notre connexion Internet n’était pas assez bonne. Peut-être que nous n’avions pas la bonne date, que les chaussures n’étaient pas en vente ce matin-là, qui sait? Ou peut-être, commençais-je à soupçonner, étions-nous les otages d’un plan marketing pervers, manipulant notre temps et notre attention.

Mais qui donc déploierait une aussi cruelle stratégie contre le bonheur des gens et mettrait leur vie en danger? Qui tient des ados et leur famille captifs, nous faisant faire toutes sortes de choses débiles au milieu de la nuit, juste pour acheter une paire de baskets? On pouvait aussi se demander, bien sûr, comment il se faisait qu’un gamin de 12 ans ait si aisément accès aux ordinateurs et téléphones de sa famille. Cela montrait à quel point la technologie a envahi notre vie quotidienne. Et comment la société a accueilli cette technologie de bon cœur, sans soupçonner le moins du monde ses effets et son fonctionnement. Ces pensées me turlupinaient, tandis que nous tentions de réconforter mon neveu.

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Ma belle-sœur jeta un coup d’œil distrait à son téléphone dans l’idée d’aborder un autre sujet pour démarrer la journée, pour peu que cela évite de prolonger ce moment d’intense déception. Tout à coup, une grosse bannière se mit à clignoter sur le site Adidas: «BUY NOW!»

Je n’y croyais pas! Comment cela pouvait-il se produire alors que nous avions renoncé? A quelle sorte de jeu jouait-on ici? L’excitation me faisait glousser pendant que je fonçais chercher ma carte de crédit. Le paiement fut accepté et nous avons eu les baskets. Il y eut des embrassades mais les vraies questions demeuraient en suspens.

Ce sera pour le prochain épisode, dans l’université d’une ville pluvieuse d’Angleterre.

Traduit par Gian Pozzy