La coke, le ski et mythe d'une montagne qui reste pure

Dès le premier article, notre journaliste a reçu des menaces et des insultes. Pourquoi ce tabou sur la consommation de drogue dans les stations? Pourquoi plus de 15 médias en France ont-ils refusé cette enquête?

Le Suisse Niels Hintermann, ici devant le Cervin lors de la descente d’entraînement «Gran Becca», en novembre 2023 (KEYSTONE/Jean-Christophe Bott)
Le Suisse Niels Hintermann, ici devant le Cervin lors de la descente d’entraînement «Gran Becca», en novembre 2023 (KEYSTONE/Jean-Christophe Bott)

Parmi les centaines d’emails qui arrivent chaque jour à la rédaction de Heidi.news, il y en a un que nous sommes heureux de n’avoir pas raté. En novembre dernier, une jeune journaliste française – que nous ne connaissions pas – proposait une enquête, débutée il y a deux ans, sur le phénomène de la consommation de drogues dures dans les stations de ski.

Lire le dernier épisode paru de cette enquête: Sniffez, vous êtes filmés: ce que les caméras des stations de ski montrent de la cocaïne

Elle disait bien connaître le milieu, pour avoir vécu aux Gets, en Haute-Savoie, où son père est moniteur de ski. Elle y a fait de petits boulots et a côtoyé les travailleurs saisonniers, lesquels sont au cœur de son sujet. Elle terminait ainsi son message:

«Je souhaiterais, si vous m’accordez votre confiance, poursuivre ce travail d’enquête, et serai ravie de pouvoir en discuter avec vous plus amplement par téléphone. Je peux vous envoyer, si besoin, mon CV.»

Ce fut le début d’une intense collaboration, pour définir le déroulé de l’Exploration, l’angle de chaque épisode et lancer des compléments d’enquête, notamment dans les stations suisses de Verbier et Crans Montana. Le premier épisode est paru le 17 février et a fait du bruit.

Insultes et menaces

Le jour-même, la journaliste, Romane Mugnier, recevait des menaces et des insultes. Certains saisonniers croyaient s’être reconnus dans les personnages qu’elle a interrogés et dont elle avait modifié le prénom. En vérité, ils avaient simplement la même histoire et le même cocktail toxique: travail acharné, alcool, fête et cocaïne. Et ils confirmaient – sans s’en rendre compte – à quel point les interlocuteurs de Romane étaient représentatifs de tout ce monde qu’on ne voit pas, les travailleurs de l’ombre qui sont aussi les rois de la nuit.

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Au cours des discussions, Romane nous a avoué, un peu embarrassée, qu’elle avait proposé son enquête à plus d’une quinzaine de médias français – sans succès – avant de contacter Heidi.news. Comme si cela enlevait de la valeur à son travail. «La drogue, on a déjà traité», lui a répondu un média d’investigation. «Le sujet manque d’originalité», a retoqué un magazine célèbre.

En vérité, le sujet n’a presque jamais été abordé, et je me demande bien pourquoi.

Trouvez ici tous les épisodes de notre enquête

De la part de la presse sportive et des magazines de montagne, c’est assez évident. Ils vendent du rêve, pas du glauque. La publicité dans leurs pages provient de marques d’équipement de sport et de grandes enseignes. Certes, ils racontent en détail la mort d’alpinistes fameux, emportés par une avalanche ou tombés dans une crevasse, mais cela fait partie du mythe des sommets, davantage qu’une overdose dans les toilettes d’une boîte de nuit.

Besoin de montagnes immaculées?

Quant à la presse régionale, il se murmure que certains titres sont liés aux stations de ski par des accords de partenariats, lesquels impliquent une couverture positive. D’ailleurs, des patrons d’établissements ont reproché à Romane de vouloir tout simplement ternir l’image de leur station. Le refus de s’intéresser à cette enquête est plus surprenant de la part des grandes rédactions parisiennes. Peut-être ont-elles, inconsciemment, besoin de garder les montagnes comme un espace immaculé. Les Alpes nous ont accueillis pendant la pandémie, elles nous offrent le souffle et la beauté de nos vacances et de nos week-ends. «Que la montagne est belle», chantait Jean Ferrat.

Toujours est-il qu’à peine le premier épisode en ligne, Heidi.news a surtout reçu des encouragements à en faire davantage. «Pourquoi ne parlez-vous pas de la cocaïne dans les campus à la montagne des écoles privées? J’y étais, cela fait des ravages», nous a demandé une lectrice. «Il n’y a pas que les saisonniers qui tirent des rails! Chez les Genevois chics qui montent à Verbier, c’est massif», affirme un lecteur revendiquant une certaine expérience.

Nous sommes pourtant restés concentrés sur les saisonniers, parce qu’il ne s’agit pas que d’une histoire de drogue, mais aussi de ces métiers invisibles sans lesquels les stations de ski ne tourneraient pas. Certes, les saisonniers sont souvent des fêtards inconséquents. Mais leurs patrons se montrent laxistes et tolèrent les rails de coke tant que le chiffre d’affaires est au rendez-vous.

Tant que ça tourne…

L’un d’eux a raconté cette anecdote à Romane: «L’an dernier, un saisonnier s’est fait livrer au travail un carton entier d’herbe. Je ne pouvais pas le virer, impossible de trouver un remplaçant en plein mois de février!»

Pendant la pandémie, de nombreux saisonniers ont quitté cette vie, pour de bon. Ils sont devenus couvreurs, charpentiers, paysagistes. En recruter d’autres n’est pas facile. Les horaires sont éprouvants et les contrats souvent liés à l’enneigement: ils peuvent prendre fin abruptement si les prés refont surface sous la neige.

La santé des saisonniers? Les autorités des stations haussent les épaules. Tant que ça tourne, ça tourne. D’ailleurs, aucune mairie n’a répondu aux questions de notre journaliste, sauf la commune du Val-de-Bagnes, dont dépend Verbier. Ceci explique cela: des trajectoires parfois tragiques, qui finissent à l’hôpital, voire au tribunal.

C’est le sujet de notre troisième épisode. Lisez-le et vous regarderez peut-être différemment la prochaine personne qui vous servira au bar d’une station.