Il n’est pas sans danger de partir étudier la philosophie en Amérique

Fraîchement majeure, notre journaliste quitte Genève pour une université de l'Etat de New York. Chaperonnée par son père, elle se remémore les mises en garde qui lui ont été adressées. Ses appréhensions traduisent un mauvais présage. Mais lequel? Dans un monde où les forêts sauvages ont été ratiboisées, il arrive que ce soit sur les sentiers battus que l'on croise le grand méchant loup. 

Dessin: Malka Gouzer avec Delphine Presles
Dessin: Malka Gouzer avec Delphine Presles

J’ai 19 ans. Je mesure 1,70 mètre, mes yeux sont verts, j’ai une taille de guêpe et des taches de rousseur. Je suis ce qu’on appelle relativement bonne. Je dis relativement, parce que je n’entre pas non plus dans la catégorie des vraies bonnasses, celles qui font le salon de l’auto et qui sont invitées à siroter du rosé sur les yachts de Saint-Tropez. Mes cheveux ne sont ni longs, ni blonds, je taille du A et j’ai l’impression que ce sont surtout les pervers qui me matent. Là où j’ai vraiment de la chance, c’est que je suis née dans une famille aisée. Jardin avec piscine et buis taillés, cuisinière et chauffeur. Mes vacances, je les passe à skier, à naviguer ou à explorer des contrées lointaines.

Lire aussi l’introduction (libre d’accès): «Ce que j’ai subi, c’est une lobotomie chimique»

Je sais jouer au tennis, monter à cheval en amazone comme à califourchon et la seule fois de ma vie où j’ai travaillé, c’était l’été de mes 17 ans. Deux semaines comme vendeuse au Bongénie, ce grand magasin de luxe, connu dans toute la Suisse. J’ai bien vu qu’ils ne savaient pas où me mettre et que si je n’étais pas la fille d’une amie du propriétaire, ils m’auraient congédiée sur le champ. Ce qui m’a irritée, dans cette affaire, c’est qu'on ne pouvait pas lire. Même lorsque le magasin était vide et que tous les articles étaient impeccablement pliés, il fallait constamment rester debout et faire comme si. Or, faire comme si, dans un job qui m’avait également été attribué pour faire comme si, ça m'a, je l’avoue, un peu secouée.

Le dressage des jeunes filles

En Suisse, il y a un siècle, les jeunes filles bourgeoises apprenaient à jouer de la harpe et à planter des fleurs dans des pots. Elles s’engageaient éventuellement dans du bénévolat, mais elles ne travaillaient pas, parce que travailler, ça faisait mauvais genre, c’était pour les autres, celles qui n'avaient pas le choix. Aujourd’hui, tout ça c'est fini. La honte, ce n’est plus de travailler, mais de ne pas travailler. Les écoles de bonnes manières ont été remplacées par des stages de vendeuse au Bongénie, puis par des études de droit. Une fille bien dressée doit avoir un métier et être apte, si nécessaire, à générer du revenu. Evidemment, tout ça c’est pour la forme, car c’est finalement à la maison qu’on nous veut et c’est à la maison que nous restons.

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Prenons Emma Rauschenbach, l’épouse de Carl Jung. Née à Schaffhouse en 1882, soit 104 ans avant moi, elle rêvait d’étudier la médecine et d’en faire son métier. Mais comme ça ne se faisait pas, elle finit par s’occuper du foyer et des enfants pendant que son mari partageait sa vie trépidante avec autrui. Sous cet angle, donc, je peux m’estimer chanceuse d’être née un siècle plus tard, d’avoir le droit de vote, de poursuivre des études et de réaliser mes aspirations professionnelles. Ce qui m’interpelle néanmoins, c’est la vitesse avec laquelle cette injonction à la productivité est passée du vilain au désirable. Que l’on soit homme ou femme, le travail ne représente plus seulement une nécessité, mais un moyen de se définir. Devenu constitutif de notre identité, ce renversement de valeur et l’importance que nous accordons soudainement au potentiel entrepreneurial de chacun n’est pas anodine dans l’évolution de la maladie mentale. Nous y reviendrons.

Rien de pratique dans ma valise

Pour l’heure, je suis encore à Genève. En juin dernier, j’ai obtenu mon permis de conduire et ma maturité fédérale au collège Calvin. Et aujourd’hui, je m’apprête à m’envoler pour les États Unis d’Amérique.

Il doit être 10h du matin. Trois valises sont entreposées sur le carrelage brillant du hall d’entrée. La plus compacte appartient à mon père. Elle comprend un rasoir manuel, une brosse à dents, un habit de rechange et un pyjama repassé. Les deux autres gros tas sur roulettes sont les miennes. J’y ai entassé tout ce que j’ai pu: CD, albums photos, la peluche délavée avec laquelle je dors depuis le berceau, des hauts de soirée pailletés, des parfums qui puent, et puis naturellement rien de pratique. Les imperméables, les crèmes solaires, la bétadine et tous ces trucs, j’ai laissé derrière.

«Je t’aime, tu sais»

Depuis le téléphone mural de la cuisine, ma mère commande un taxi pour l’aéroport. Elle revient dans le hall, ouvre la porte et nous annonce, à mon père et moi, que le taxi sera là dans cinq minutes. Je m’assieds sur les escaliers et fais mes lacets. Je m’efforce d’avoir l’air de rien. Ni excitée, ni triste, mais ordinairement blasée. Je ne leur dis pas que j’ai chié toute la nuit et que la seule chose que je désire à présent, c’est retourner dans cet endroit sombre et chaud où l’on respire par l’intermédiaire d’un cordon. J’enfile ma veste et pousse mes valises l’une après l’autre sur le seuil de la porte. J’entends ma mère me dire que je vais lui manquer et que ça lui fait quelque chose que de me voir partir ainsi pour les Etats-Unis. Je me retourne. Elle me prend dans ses bras et me dit: «je t’aime, tu sais». Je lui murmure en retour et à demi-mot que moi aussi.

  • Promets-moi que tu feras attention à toi.

  • Oui, maman.

Elle me sert plus fort encore, et m’embrasse sur le front. Ses yeux sont humides. Je suis la dernière de ses enfants à quitter le cocon familial. Elle prétend se réjouir de retrouver sa liberté et son espace, mais je sais qu’elle ment. Il va falloir qu’elle prenne un chien, c’est sûr.

Dans le taxi, mon père passe en revue les documents contenus dans sa serviette. Il compte, recompte, vérifie et revérifie. En traversant le pont du Mont-Blanc, je lui avoue que j’ai peur.

  • Papa, j’ai peur. Peur de partir, peur d’échouer, peur d’avoir mal.

Il interrompt son inventaire, lève sa tête vers moi et me dit que lui aussi, il crève de trouille. Je m’étonne.

  • Pourquoi?

  • Tu sais très bien ce que j’en pense, de l’Amérique. C’est un pays de primates.

Dans l’avion, une stewardess aux cheveux longs et blonds, qui doit vraisemblablement faire du C, nous distribue des petites serviettes blanches et bouillantes. C’est une Suisse-allemande, souriante et proprette sur elle. Mon père lui commande d’emblée un verre de vin rouge qu’il agrémente d’un bitte sehr et d’un danke schön. Il se retourne vers moi et m’explique qu’il n’aime pas ça, traverser l’Atlantique. Il préfère mille fois voyager à l’Est, là où l’avion peut atterrir sur la terre ferme. En référence au vol Swissair 111 qui s’est écrasé en 1998 entre Genève et New York, il me dit:

  • Regarde ce qui s’est passé l’autre jour.

L’autre jour, c’était il y a quasiment une décennie mais pour mon père, c’est comme si c’était hier.

  • Deux cent vingt-neuf morts. Lorsque le courant s’arrête et que les masques tombent, il y en a généralement pour deux ou trois minutes et puis c’est fini. Là, ils ont pris 20 minutes avant de frapper la mer. 20 minutes. C’est interminable, 20 minutes.

Il prend une gorgée de son vin et ajoute:

  • Ça n'atterrit jamais sur l’eau, un avion. Ça explose dans l’eau. D’abord tu brûles, ensuite tu coules. Tant mieux d’ailleurs. Non, parce que couler comme du bétail dans une boîte sombre, ce serait vraiment pas tenable.

Je termine mon Sprite, je mets mes écouteurs et j’entame des débuts de films. Du coin de l'œil, j’entrevois la stewardess blonde qui rôde. Elle s’agenouille à côté de mon père, contemple l'itinéraire du vol qui se dessine sur son écran et tente de le rassurer. Elle lui répète que les conditions sont tip top, que le ciel est krystal-klar et que s’il devait y avoir le moindre changement, il en serait le premier informé. Riant un peu trop facilement à ses blagues, je lui jette un regard méchant. Lorsqu’on taille du C, on se tient mieux que ça, me semble-t-il. Surtout qu’elle n’en sait rien, elle. Qui lui dit que je suis la fille et non l’épouse? Et puis même si je n’étais ni l’une ni l’autre, j’aimerais que mon père cesse de penser qu’il va mourir à chaque fois qu’il monte dans un avion. Dans 48 heures, il sera de retour à la maison. Il ira déjeuner avec ses copains sur la terrasse de la Nautique, alors que moi je serai toute seule, avec des primates, de l’autre côté de l’océan.

Papa a l’air heureux

L’aéroport de JFK est bondé. Partout, des policiers qui donnent des ordres. Il faut suivre la ligne jaune, s’arrêter brusquement, se précipiter de nouveau, s’arrêter. A la douane, une sorte de cowboy revisité nous assiège de questions. Il prend nos empreintes, tamponne nos passeports et hurle «next!». Nous louons une voiture chez Avis puis remontons l’Hudson River. Mon père met les Beatles à plein tube. Il a l’air heureux. Il chantonne, me raconte des histoires de sa jeunesse et me confie qu’il n’y a rien de mieux que de prendre le large lorsqu’on a 20 ans.

  • Et pour ça, l’Amérique, c’est idéal.

Les couleurs sont partout plus intenses. Le bleu du ciel me paraît plus bleu qu’à Genève. Plus vif. Les feuillages aussi. Leurs teintes sont plus prononcées, plus charnues, à se demander si elles ne sont pas issues d’un décor de cinéma. Une bonne heure plus tard, nous nous garons devant une maison blanche ornée de colonnes. En sortant de la voiture, mon père me dit:

  • Cette bicoque de WASP que tu vois devant toi est un des premiers hôtels de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique.

  • C’est quoi un WASP?

  • Un colon.

Après vraisemblablement le meilleur burger de ma vie, on se retire dans une chambre avec deux lits. Avant d’éteindre ma lampe de chevet, je lui demande pourquoi tout est plus grand en Amérique. Les routes, les voitures, les arbres, même les moineaux me paraissent plus imposants. Mon père marmonne un truc sur la taille qui compense l’élégance puis commence à ronfler.

Des fenêtres sécurisées

Réputée pour son département d’art, sa clientèle issue du showbiz ainsi que pour son cimetière où parmi d’autres célébrités repose Hannah Arendt, mon université se situe à quelque 150 km au nord de Manhattan. Mon père porte mes valises dans la résidence d’étudiants qui m’a été assignée. On salue des jeunes adultes qui montent et descendent les escaliers. Tous ne sont pas accompagnés de leurs parents. Située au dernier étage, ma chambre contient deux lits simples, deux commodes, deux armoires et deux fenêtres qui donnent sur une pelouse verte avec des arbres plantés. Il s’agit de fenêtres sécurisées. On peut les entrouvrir par le côté et par le haut, mais jamais complètement. Je choisis le lit le plus éloigné de la porte. Ma roomate n’arrivera que plus tard dans la journée. Mon père scrute la chambre. Il ouvre et referme les tiroirs, tapote sur les murs comme pour vérifier leur solidité puis m’annonce qu’il va vite faire des emplettes.

  • Il te faut des coussins, du savon, de l’antimoustique, des chaussons pour la douche et pourquoi pas une nouvelle couette. Celle-ci, ajoute-t-il en pointant le duvet usé qui se trouve sur mon lit, tu n’auras qu’à la jeter dans une corbeille.

Je passe des serviettes humides sur les surfaces de mon placard et de ma commode et commence à déballer mes affaires. Lorsque mon père revient, il a l’air encore plus anxieux que dans l’avion. Je lui demande pourquoi il est tout vert. Il tortille ses doigts, effectue quelques grimaces puis, comme s’il se parlait à lui-même, murmure qu’il n’a plus d’autre choix que de lâcher prise et de faire confiance à ce qu’il espère être mon sens commun. Il prend une longue inspiration et ajoute:

  • Malka, ma fille. La seule et unique que j’ai.

  • Oui, papa.

  • Je suis ravi que tu sois ici et je compte d’ailleurs sur toi pour que tu en profites un maximum, d’accord?

  • D’accord.

  • La seule chose que je te demande, c’est de rester alerte. Ça a l’air joli comme ça, ces universités avec ces bâtiments flambant neufs, ces terrains de sport et ces systèmes de sécurité qu’ils installent à chaque recoin. On pourrait presque penser que l’on est en sécurité, ici, mais on ne l’est pas. L ’Amérique a toujours été un pays dangereux et le restera. Ici, les gens sont armés, la police est corrompue, les prisons sont surpeuplées et crois-moi, il suffit de prendre une mauvaise sortie pour que tout bascule, tu m’entends?

  • Oui.

  • Donc si tu as le moindre problème, tu ne te poses pas mille questions et tu prends directement le premier vol pour Genève, compris?

  • Compris.

Pendant que mon père vérifie, revérifie, compte et recompte les documents dans sa serviette, je me surprends à être attendrie par sa personne et ses manières. C’est la première fois que je devine chez lui les signes précurseurs de la vieillesse. J’ai à la fois envie qu’il reste à mes côtés pour toujours et qu’il dégage d’ici le plus rapidement possible.

  • Ton passeport, tu l’as, me demande-t-il. Et combien d’argent? Attends, je te donne encore quelques dollars.

On se prend timidement dans les bras. Je le remercie de m’avoir accompagnée jusqu’ici dans ce pays de primates et on se dit: «bon allez, salut».

Ce sera la dernière fois que mon père me verra sobre.

Prochain épisode: Bleu comme les pastilles d’amphétamine qui circulent sur le campus.