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Tous ciblés, en Suisse et ailleurs: le marketing web étend le domaine de la lutte

La collecte et l’exploitation de nos informations intimes sont en général légitimées par des fins marketing. Si le fait d’être ciblé par de la publicité peut sembler anodin, c’est toute la chaîne de valeur qui interroge. La réglementation ne semble pas freiner l’appétit des plateformes, qui mettent en place des contre-mesures pour continuer leur business.

Dessin: Pitch Comment
Dessin: Pitch Comment

C’est un milieu dans lequel règnent les anglicismes et les sigles. KPI, DSP, SSP, CPA, CRM… Difficile de s’y retrouver quand on ne maîtrise pas ce jargon. Pourtant, nous sommes en étroite relation avec ce secteur au quotidien, qui nourrit l’ambition de toujours mieux nous connaître pour influencer nos comportements.

Son nom? Le marketing numérique. C’est à lui qu’on doit toutes les publicités qui s’affichent sur nos écrans: réseaux sociaux, sites web, applications, télévisions connectées…

En Suisse, les dépenses publicitaires ont atteint 5,3 milliards de francs en 2022. La publicité en ligne pèse 63% de ce montant, selon Statista. Les seules dépenses pour les annonces sur les moteurs de recherche s’élèvent à 1,76 milliard, perçus pour l’essentiel par Google. Cette domination a d’ailleurs fait l’objet d’une enquête du Surveillant des prix, publiée en avril 2023, qui voit dans ce quasi monopole un facteur de hausse des prix.

Le commerce en ligne ne cesse lui aussi de progresser. Entre 2019 et 2023, selon la faîtière du secteur, il a enregistré une hausse de 44%. Les Suisses ont dépensé quelque 14 milliards de francs dans des boutiques en ligne. Les entreprises s’adaptent aux nouveaux modes de consommation, à l’image de Coop qui a fusionné ses sites d’e-commerce en 2020. Le marketing occupe une place stratégique dans cette transformation numérique de nos modes de vie.

Pas de performance sans données

On distingue deux types de campagnes publicitaires, comme l’explique Damien Fournier, fondateur de l’agence de marketing numérique Bright: les campagnes de notoriété et les campagnes de performance.

  • Les campagnes de notoriété visent, comme leur nom le suggère, à apporter de la visibilité à une marque.

  • De leur côté, les campagnes de performance ont pour objectif de générer une action de la part du consommateur: cliquer sur un lien, remplir un formulaire – qui permettra à l’entreprise un ciblage ultérieur –, ou même procéder à une transaction, la finalité de ce qu’on appelle l’entonnoir marketing.

Ces deux axes sont complémentaires. En l’occurrence, ce sont les campagnes de performance qui nous intéressent ici. «Les annonceurs utilisent les données des éditeurs pour cibler une certaine catégorie de consommateurs, essentiellement selon des ciblages sociodémographiques», indique Pierre Berendes, spécialiste en publicité numérique.

Prenons un exemple. Une entreprise qui vend des vélos sur sa boutique en ligne cherche à augmenter son chiffre d’affaires. Elle mandate une agence de marketing numérique qui va se charger de la campagne, et acquiert des espaces publicitaires sur Facebook, Google et certaines applications de médias suisses. Ces plateformes «vendent des audiences», c’est-à-dire qu’elles diffusent des publicités de ce magasin de vélo uniquement auprès des internautes qui correspondent aux critères définis par l’agence de marketing.

De l’importance de connaître sa cible

Evidemment, pour fournir un tel service, les plateformes se doivent de connaître au mieux leurs audiences. D’où l’importance de collecter et exploiter de grandes quantités de données personnelles. Les annonceurs peuvent aussi transférer des données sur leur propre clientèle, pour permettre aux plateformes de cibler des profils similaires.

La segmentation des individus en fonction de leurs caractéristiques se fait de manière automatisée, et les géants du numérique, comme les autres entreprises, conservent jalousement les algorithmes qui leur permettent d’asseoir leur domination. Mais les critères qui peuvent être définis pour cibler les utilisateurs sont sans fin: géolocalisation, genre, âge, langue, statut marital, éducation, emploi, centres d’intérêt, habitudes comportementales…

A force de données récoltées, la connaissance des utilisateurs touche à l’intime. Selon une enquête de The Mark Up parue en juin 2023, la base de données de la plateforme publicitaire de Microsoft, Xandr, disposerait ainsi de plus de 650'000 manières de catégoriser les consommateurs. Les annonceurs pourraient ainsi cibler de «gros acheteurs», des habitués des lieux de culte ou encore des personnes qui se «sentent facilement découragées».

«Facebook est sans doute la plateforme la plus intrusive, mais Google n’est pas en reste», observe Rui de Freitas, cofondateur de C Wire, une société qui propose un ciblage publicitaire contextuel sans suivi des utilisateurs. Et d’ajouter: «Lorsque les annonceurs collaborent avec ces plateformes, ils acceptent de faire confiance à des boîtes noires dont ils ignorent le véritable fonctionnement».

Course à l’armement

L’entrée en vigueur du Règlement général européen sur la protection des données (RGPD) en 2018 a obligé les acteurs du marketing numérique à modifier leurs pratiques. Certains spécialistes du secteur prédisaient d’ailleurs que la régulation allait réduire drastiquement l’efficacité des publicités ciblées. Parmi les mesures perçues comme les plus impactantes pour le secteur figurait l’obligation pour tous les sites web de recueillir le consentement pour les cookies, ces petits fichiers qui enregistrent nos activités au long cours.

Initialement destinés à personnaliser les sites web, les cookies sont devenus une méthode industrielle de traçage des internautes. Le RGPD a surtout mis à mal les cookies tiers, utilisés par des plateformes extérieures à cette fin. «Rien ne justifie que Facebook ou Google puisse connaître tous les sites que je visite», estime Rui de Freitas. En France, près de 4 personnes sur 10 refusent les cookies non essentiels, depuis que le RGPD offre cette possibilité. Google a annoncé la fin de ces cookies tiers pour 2024.

Mais si la régulation a gagné une bataille, le bras de fer avec les Gafam se poursuit. «Facebook cherche des solutions plus persistantes, alors que l’objectif du RGPD est de rendre la navigation plus privée», regrette Rui de Freitas. L’entreprise a développé son propre service, l’API Conversions, comme alternatives aux cookies de traçage. «Ces informations passent désormais sur les serveurs de Facebook plutôt qu’à travers le navigateur comme c’était le cas avec les cookies tiers», résume le spécialiste.

Google a pour sa part adapté son célèbre service d’analyse d’audience, utilisés par des millions de sites web dans le monde. Google Analytics 4 (GA4) a été recalibrée pour respecter les règles en matière de protection des données… tout en continuant de miser sur un ciblage massif. Elle intègre des algorithmes d’apprentissage machine, capables de faire émerger des tendances et de fournir des indicateurs prédictifs sur le comportement des utilisateurs d’un site, comme la propension à acheter ou décliner un service.

Toujours plus de segmentation

Le succès du marketing se mesure à sa capacité à susciter des comportements. «Par exemple, pour une campagne où l’objectif serait d’apporter des visites sur le site de l’annonceur, il faudrait un taux de clic compris entre 0,5% et 1% pour que celle-ci soit considérée comme un succès», indique Alexandre Cahagne, spécialiste des médias numériques au sein de l’agence Havas. Au-delà de 1%, c’est un excellent résultat.

En rendant le ciblage plus incertain, donc moins efficace, la régulation porte un coup à l’efficacité des campagnes de marketing web. «La régulation réduit la qualité des audiences, donc celles-ci sont fatalement beaucoup plus larges, analyse Damien Fournier. Au final, la publicité coûte plus cher, puisqu’il en faut davantage pour atteindre les objectifs.»

Le secteur multiplie donc les innovations pour rester compétitif, en segmentant toujours plus. L’agence Bright a développé un modèle qu’elle a nommé le «lifetime value» (LTV). Damien Fournier explique: «Notre lifetime value est un indicateur qui permet à une entreprise de déterminer la valeur de ses clients, ce qui lui permet d’adapter ses campagnes marketing en tenant compte de cette information.»

«Il s’agit d’un modèle mathématique, précise Darko Macoritto, data scientist chez Bright. Nous analysons les données clients d’une entreprise – lesquelles sont anonymisées au moyen d’un identifiant individuel généré par l’entreprise elle-même. En tenant compte de la fréquence d’achat, du panier moyen et de la marge des produits, Bright détermine la valeur totale d’un client sur une période donnée.»

Prenons un exemple: le client X a dépensé 300 francs les trois dernières années. Le modèle a estimé que ce client allait en dépenser encore 200 francs ces deux prochaines années. Sa valeur est donc fixée à 500 francs. «Cette indication permet à l’entreprise d’adapter ses prestations, indique Damien Fournier. Elle peut choisir de traiter les demandes de ce client plus rapidement, parce qu’elle estime que sa valeur le justifie.»

L’irruption du numérique dans la rue

Les affiches publicitaires traditionnelles qui tapissent les murs de nos villes et de nos magasins ont désormais de nouveaux concurrents: des écrans où défilent des annonces dynamiques, dont la diffusion peut avoir été programmée selon des conditions spécifiques – en fonction de l’heure ou de la météo par exemple. De plus en plus d’enseignes recourent à ce procédé, intitulé «digital out of home» dans le domaine du marketing numérique. Vous pourrez en trouver aussi dans les grandes gares CFF. Certaines villes, comme Paris ou New York, ont de tels écrans géants installés sur des immeubles.

«L’objectif du digital out of home est de s’intégrer à l’écosystème publicitaire en ligne», explique Mario Siano, co-fondateur d’Advertima. Sa start-up propose une technologie de vision par ordinateur qui permet d’estimer le nombre de personnes, leur âge, leur genre et la direction de leur regard à proximité des écrans publicitaires. Une solution qui permettrait selon l’entreprise d’afficher les bonnes publicités au bon moment. Par exemple, des publicités pour de la mousse à raser si les clients alentour sont des hommes.

Les principes du digital out of home sont toutefois différents de la publicité en ligne. Les publicités dynamiques affichées sur des écrans dans des magasins s’adressent à plusieurs personnes en même temps (one-to-many), alors que les annonces en ligne sont personnalisées (one-to-one). Leur efficacité n’est donc pas comparable. Néanmoins, le digital out of home permet d’optimiser et d’évaluer les performances des annonces.

Advertima assure que les entreprises qui se dotent de sa technologie peuvent en tirer des revenus supplémentaires ainsi que de précieuses informations sur le parcours de leur clientèle dans leurs locaux – sous la forme de données agrégées, donc sans identification possible des individus. Les capteurs de l’entreprise équipent 700 écrans en Suisse, selon Mario Siano.

Si la solution d’Avertima n’est pas présente sur tous les appareils qui diffusent des publicités dynamiques, ceux-ci sont malgré tout de plus en plus équipés de capteurs d’audience. Obtenir des indicateurs de performance toujours plus précis est un impératif dans le domaine du marketing numérique.

Dans la grande bataille pour occuper l’esprit des consommateurs, les annonceurs ne ménagent pas leurs efforts. L’entreprise APG/SGA, leader en Suisse sur le marché de la publicité extérieure, a par exemple lancé en 2018 une offre de publicité ciblée basée sur la géolocalisation, intitulée Aymo. Concrètement, les entreprises clients peuvent délimiter des zones pour y envoyer des annonces sur les smartphones des passants. Dans les 300 mètres autour d’un point de vente, par exemple.

La géolocalisation est obtenue grâce à des applications partenaires – principalement des médias comme 20 Minutes, Blick, La Tribune de Genève, etc. APG/SGA affirme traiter chaque jour 3,8 millions de points de données de localisation. Il faut donc que l’utilisateur ait accepté que l’une de ces applications puisse accéder à sa géolocalisation et qu’il l’ouvre dans la zone définie par l’annonceur pour que la publicité lui soit proposée.

Un Léviathan hors de contrôle?

Malgré la régulation, nos comportements n’ont jamais autant été mesurés et analysés. Le marketing numérique redouble d’ingéniosité pour continuer de recueillir les précieuses informations qui lui permettent de mieux nous cibler.

En parallèle, de nouvelles technologies voient le jour, avec l’objectif de capter toujours plus de données, y compris lors de nos activités hors ligne. «Les casques de réalité virtuelle et mixte développés par des entreprises comme Meta et Apple permettront de récolter encore plus d’informations, qui auront une grande valeur pour les annonceurs», estime Pierre Berendes.

Les efforts du régulateur n’ont donc pas permis de venir à bout de l’opacité qui entoure la collecte et l’exploitation des données personnelles. «Nous n’avons pas connaissance de toutes les méthodes employées par les géants du numérique pour capter nos données», observe Walter Rudametkin, professeur associé à Polytech’Lille. Selon lui, il est très probable que certaines techniques de ciblage n’aient encore jamais été documentées.

Quant à l’industrie de la publicité et du marketing numérique, elle continue de prospérer. Selon Statista, les annonces en ligne devraient capter 74% des dépenses publicitaires en Suisse d’ici à 2027, contre 63% en 2022. Le business model de la donnée a donc encore de beaux jours devant lui.