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Coop, pour moi et pour toi. Et surtout pour Google

Coop ayant eu la volonté de se différencier de Migros sur le traitement des données, la Supercard n'a pas toujours été un aspirateur à données personnelles. Mais cette époque est bel et bien révolue. Le géant de la grande distribution a désormais de grandes ambitions en la matière, et s'est trouvé un partenaire de taille pour atteindre son objectif: Google.

Cette Exploration ayant été financée par crowdfunding, c'est-à-dire par vous, chers lecteurs, les épisodes sont disponibles en accès libre.

Image d'illustration. | Keystone / Gaetan Bally
Image d'illustration. | Keystone / Gaetan Bally

«Vous avez la Supercard?» Qui n’a pas déjà entendu cette question au moins une fois dans sa vie en Suisse? Pour ma part, je dois répondre par la négative à chaque fois. Mais à en croire les chiffres fournis par Coop, je suis un peu seul au monde. Quelque 3,3 millions de ménages utiliseraient activement cette carte de fidélité, selon l’entreprise. D’après l’Office fédéral de la statistique, la Suisse compte 3,9 millions de ménages.

Cela en dit long sur le succès de la Supercard depuis son lancement il y a plus de 20 ans. Comme toutes les cartes de fidélité, les avantages octroyés le sont en échange d’une contrepartie: l’accès aux habitudes d’achat.

J’ai cherché à comprendre la manière dont Coop se sert des précieuses informations qu’elle recueille sur ses clients pour optimiser son modèle d’affaires. L’entreprise ne m’a pas facilité la tâche: toutes les demandes d’entretiens et de reportage ont été refusées. Quant aux questions envoyées par écrit, Coop y a surtout répondu en renvoyant à ses conditions générales de vente (CGV) et à sa déclaration de protection des données. Un manque de coopération qui interpelle — d’autant plus qu’une partie des informations qu’elle n’a pas souhaité communiquer peuvent être trouvées sur le web, pour qui désire vraiment en savoir plus.

La Supercard, un aspirateur à données?

Coop a lancé son programme de fidélité en 2000, trois ans après Migros et sa carte Cumulus. Au départ, Coop s’était différenciée de son principal concurrent par une politique de récolte de données restrictive: seuls l’identité inscrite sur la Supercard et les montants dépensés étaient enregistrés, pas les produits achetés. Mais l’entreprise a décidé de changer d’approche en 2012, comme le rapportait le sociologue Sami Coll dans Le Temps.

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L'application Supercard permet d'accéder aux fonctionnalités du programme de fidélité. / Photo Niels Ackermann pour Heidi.news

Les conditions générales de Supercard permettent de mesurer l’ampleur de la moisson de données réalisée par Coop depuis lors. Pour chaque adhérent de son programme de fidélité, le géant de la grande distribution crée un profil. Il contient les coordonnées du client, les informations relatives aux achats (paniers, horaire, fréquence, lieux, avantages utilisés…), les données communiquées à Coop et à ses filiales, les informations issues de l’usage des canaux numériques de l’entreprise (sites web, applications).

Lire aussi: Données personnelles, le match: qui de Coop ou Migros élude le mieux nos questions?

Ce profil peut aussi être enrichi par des caractéristiques supplémentaires, comme la taille du ménage, l’âge, la classe de revenu, les données géographiques ou encore le patrimoine immobilier. Autant d’informations qui peuvent avoir été communiquées par le client, mais peuvent aussi être renseignées par des tiers, selon la déclaration de protection des données de Coop.

Le ciblage, nerf de la guerre

Bien sûr, Coop peut exploiter ces données pour exécuter des contrats, se conformer à des exigences légales ou encore pour des raisons de sécurité. «Pour de telles finalités, la quantité de données qu’il faut conserver et exploiter reste raisonnable: informations de base, de contact et données bancaires suffisent en général», commente un responsable de la protection des données d’une entreprise, sous le sceau de la confidentialité.

Alors pourquoi accumuler autant d’informations? Pour répondre aux besoins du marketing et de la publicité.

Comme toutes les entreprises, Coop cherche à optimiser son fonctionnement, et les données peuvent fournir de précieuses informations qui s'avèrent cruciales pour prendre des décisions opérationnelles et stratégiques. C’est par exemple utile pour la gestion des stocks dans le commerce de détail. En réalité, des données statistiques anonymisées peuvent très bien faire l’affaire.

Mais la tentation est grande d’en savoir plus. Mieux connaître les habitudes de sa clientèle offre de nombreuses opportunités: anticiper les attentes, personnaliser l’expérience, adresser des messages publicitaires ciblés, etc. Prises individuellement, les données récoltées par l’entreprise peuvent sembler sans intérêt. Qu’est-ce que ça peut bien faire que Coop sache que j’achète du chocolat, ou que je fasse mes courses le lundi à 18h?

Pourtant, ces informations ont de la valeur, justement parce qu’elles sont corrélées entre elles. Coop peut analyser les données de ses clients «sur la base de procédés et de logiques mathématiques et statistiques reconnus (...) pour créer des groupes cibles aux comportements et préférences similaires», indique l’entreprise dans sa déclaration de protection des données.

Si Coop veut déterminer quelle part de sa clientèle masculine achète des produits électroménagers et des fruits et légumes issus de l’agriculture biologique, ou qui parmi les utilisateurs de ses plateformes numériques effectue uniquement ses achats en magasin, elle peut recourir à des algorithmes de clustering, comme K-means, qui permettent d’analyser d’importantes quantités de données de manière automatisée.

En croisant d’autres données, comme la fréquence des achats, les horaires, les montants dépensés, il est possible d’émettre des hypothèses sur les comportements futurs des clients, comme les montants qu’ils sont susceptibles de dépenser dans un horizon temporel donné.

«Ces méthodes ne sont pas nouvelles, elles sont utilisées dans le secteur depuis longtemps, rappelle Pierre Berendes, spécialiste de la publicité numérique. Ce qui change, c’est la puissance des outils à disposition pour traiter ces informations, mais le métier de marketeur est resté le même.»

Un pari sur l’avenir

Avec sa Supercard, Coop récolte un important volume de données sur ses clients. Reste à savoir si elle arrive à les exploiter à leur plein potentiel. «Diffuser des messages personnalisés, ça coûte de l’argent, parce qu’il faut créer les contenus qui seront adressés aux clients sur la base de leur profil», explique Pierre Berendes.

Selon lui, beaucoup d’entreprises ne sont pas encore en mesure de mettre à profit toutes les données qu’elles possèdent, mais les algorithmes génératifs comme Midjourney ou ChatGPT pourraient changer la donne dans quelques années. Il explique: «Aujourd’hui, créer 50 vidéos personnalisées, ça prend du temps et c’est onéreux. Demain, ça sera possible d’en générer par centaines rapidement et à un coût presque nul, ce qui pourrait amener la communication personnalisée dans une nouvelle dimension.»

Les offres d’emploi publiées par Coop montrent que l’entreprise veut développer sa division spécialisée dans l’informatique décisionnelle (business intelligence, ou BI) et en faire un «élément stratégique de la transformation numérique», indique-t-elle dans l’une d’entre elles. La BI est une branche de l’informatique qui se concentre essentiellement sur l’analyse de données pour fournir une aide à la décision.

Sur les quelque 550 emplois IT de Coop, la division BI compte 29 collaborateurs. «Cela semble peu pour une entreprise de cette taille», observe un spécialiste du secteur. Parmi les 34 offres d’emploi pour l’informatique, j’en ai compté six pour la seule division BI à la fin du mois de septembre. Une preuve que le détaillant se développe rapidement dans ce domaine? Pas selon Coop, qui répond qu’il s’agit de remplacements et non de nouveaux recrutements.

Coop a par ailleurs fusionné en 2020 ses sites de commerce en ligne, permettant aux utilisateurs de relier leur Supercard sur la nouvelle plateforme, et a créé en 2023 une division «digital & customer» au sein de sa direction, pour pouvoir répondre de manière «plus rapide et ciblée» aux attentes des clients.

Dans l’escarcelle de Google

Si Coop refuse de communiquer l’identité de ses prestataires pour le cloud, ses offres d’emploi permettent d’obtenir ces renseignements. J’ai donc découvert qu’en plus de SAP pour son logiciel de gestion d’entreprise et de Microsoft pour sa suite Microsoft 365, le géant du commerce de détail suisse s’est tourné vers Google en 2019 pour l’hébergement de ses données marketing.

Grâce à une simple recherche sur… eh bien Google, je découvre que le géant américain a publié une étude de cas à propos de Coop, laquelle dévoile quelques informations intéressantes. En plus d’héberger ses données marketing via Cloud Storage de Google, Coop utilise également les outils d’informatique décisionnelle BigQuery et Looker.

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Sur le site de Google Cloud, on peut trouver une étude de cas sur Coop. / Capture d'écran Heidi.news

Est-ce que cela signifie que Google a accès aux données personnelles de la clientèle de Coop? Difficile à dire. Le géant américain affirme dans sa déclaration de protection des données qu’il ne collecte pas les données de ses clients. Mais des accords peuvent être conclus entre Google et ses clients, permettant des exceptions. Après avoir indiqué à Coop être au courant de leur utilisation de Google Cloud, je leur ai demandé si le géant américain pouvait accéder à des données du détaillant suisse. Réponse: «Non, Google n’est pas autorisé à utiliser nos données à des fins propres».

La déclaration de protection des données de Coop indique quant à elle, à propos des tiers à qui elle transmet des informations personnelles, qu’ils peuvent «traiter dans leur propre intérêt légitime (par exemple pour une évaluation statistique ou un décompte) les données relatives à l'utilisation de leurs prestations et d'autres données recueillies dans le cadre de l'utilisation de leur service». Impossible de savoir, en l’absence de précision de la part de l’entreprise, si cela concerne aussi Google.

Ce qui est sûr, c’est que cette centralisation des données a permis à Coop de renforcer ses capacités d’analyse, comme en témoigne un article intitulé «Coop et Migros vendent des données sur leurs clients à l’industrie» publié par la NZZ am Sonntag début octobre 2023. On y apprend que Coop vendrait «des paquets de données sur la base de milliers de clients anonymisés» à ses partenaires. Le média alémanique rappelle que les marques sont friandes de telles analyses de données, parce qu’elles ne possèdent pas de canal de vente propre qui leur permet de recueillir des informations sur leur clientèle.

J’ai contacté l’entreprise pour la confronter aux révélations de la NZZ am Sonntag. Réponse laconique du service de presse: «Coop ne vend pas de données personnelles à des prestataires de services. Nos partenaires commerciaux ont la possibilité d'utiliser, contre paiement, des ID publicitaires anonymes pour des campagnes ciblées». Un spécialiste de la protection des données rappelle que ces identifiants publicitaires sont exploités par des plateformes comme Google pour transmettre de la publicité aux utilisateurs concernés.

Dans son étude de cas, ce même Google vante les mérites de ses services utilisés par Coop: «Les données étant regroupées en profils de clients, les campagnes de marketing peuvent répondre aux besoins spécifiques des différents canaux de vente du groupe Coop. Si un client commande de la viande au supermarché en ligne, par exemple, il sera plus susceptible de voir des offres pour des barbecues sur le site web du magasin de bricolage appartenant à Coop.»

Et d’ajouter plus loin: «Avec Google Marketing Platform, l’équipe marketing [de Coop] relie les informations en ligne et hors ligne, brossant un tableau plus complet du client afin de personnaliser l’expérience d’achat grâce au ciblage comportemental. Lorsqu'un client effectue un achat dans un magasin physique, par exemple, le groupe Coop utilise un système de fidélisation pour le récompenser avec des coupons numériques sur le ticket de caisse. Ce code peut être utilisé en ligne, reliant ainsi les profils en ligne et hors ligne de l'utilisateur».

Le géant américain conclut son étude de cas en donnant la parole au responsable de l’analyse numérique de Coop: «Avec le soutien de Google Cloud, nous serons en mesure d’atteindre n’importe quel client par le bon canal, avec le bon message, à n’importe quel moment». Interrogé sur le choix de ce prestataire, le service presse de Coop répond laconiquement: «La solution de Google nous a convaincus par rapport à des offres comparables».

Coopératifs pour être ciblés

On ne saurait dissocier le marketing de la publicité. Coop est le principal annonceur de Suisse, selon le rapport annuel de Media Focus pour 2022. Là aussi, les données personnelles représentent une ressource indispensable, surtout en ce qui concerne la publicité diffusée sur des canaux numériques.

La déclaration de protection des données de Coop n’en fait d’ailleurs pas mystère: «Nous pouvons transmettre à Google, sous forme pseudonymisée et [chiffrée] des listes répertoriant les données personnelles de nos clients afin de diffuser des annonces publicitaires personnalisées par l’intermédiaire de ses services. Google procède ensuite à des recoupements de données afin qu’une publicité s’affiche sur le réseau de recherche des personnes qu’elle est parvenue à identifier. Au cours de ce processus, Google n’a pas accès à de nouvelles données personnelles qu’elle pourrait exploiter à ses propres fins».

Les mêmes dispositions s’appliquent pour Facebook: «Nous lui communiquons vos adresses mail sous forme [chiffrées] et pseudonymisée (hashing), afin de permettre une comparaison avec la base de données et de sélectionner des utilisateurs ayant le même profil. Au cours de ce processus, Facebook n’a pas accès à de nouvelles adresses mail qu’elle pourrait exploiter à ses propres fins».

Des études ont démontré que ces mesures de protection ne suffisent pas toujours à empêcher les géants du numérique d'accéder aux informations personnelles censées leur échapper. Ce qui signifie que les données patiemment récoltées par Coop pour mieux connaître ses clients participent à renforcer ces acteurs déjà ultra-dominants.

Jusqu’à quel point l’entreprise a conscience de son rôle de maillon d’une chaîne de la donnée qui la dépasse? Ce qui est sûr, c’est que Coop a un statut particulier: il s’agit d’une société coopérative. Elle n’hésite pas à rappeler qu’elle appartient à ses clients, puisqu’elle compte plus de 2,5 millions de sociétaires. Des clients qu’elle revendique de placer au centre de ses préoccupations.

Ira-t-elle jusqu’à leur demander s’ils sont d’accord avec sa stratégie en matière de données?