Le Liban est un chaos, et le chaos est une école

Le spectre de la guerre refait son apparition dans le sud du Liban, où le Hezbollah et Israël s'adonnent à des échanges de roquettes et de menaces de plus en plus inquiétants. Mais oublions, pour un temps, la froide géopolitique. Des pêcheurs à la dynamite de Tripoli aux vendeurs d’armes du Sud-Liban, c’est à hauteur d’hommes et de femmes que les auteurs de cette Exploration ont voulu se placer. On se penche sur la vie des Libanais, faite de combines et de résilience dans un Etat failli.

Un ancien des forces de sécurité libanaises manifeste avec un masque improvisé devant le siège du gouvernement à Beyrouth, le 28 février 2024, pour réclamer une revalorisation des pensions face à la chute vertigineuse de la livre libanaise. | Keystone / EPA / Wael Hamzeh
Un ancien des forces de sécurité libanaises manifeste avec un masque improvisé devant le siège du gouvernement à Beyrouth, le 28 février 2024, pour réclamer une revalorisation des pensions face à la chute vertigineuse de la livre libanaise. | Keystone / EPA / Wael Hamzeh

A peine une semaine que je suis de retour à Beyrouth et, comme toujours, je suis fascinée. De loin, d’Europe, on voit les bombardements, la faillite politique, l’effondrement économique. De près, on voit… que les lampadaires ont ressuscité dans mon quartier.

Dans un pays comme le Liban, ce n’est pas un mince exploit. Voilà des années – depuis 2020, en fait – que nous vivons dans le noir à la nuit tombée, faute d’éclairage public. Beyrouth by night est devenue ville morte. L’électricité est trop rare, le fioul pour les groupes électrogène hors de prix, alors les pouvoirs publics ont lâché l’affaire. Intriguée, j’ai mené une petite enquête pour comprendre quelle sorcellerie était à l’œuvre.

Le retour de la fée électricité

«Il parait que 5% de la production des générateurs privés est détournée vers l’éclairage public», m’explique une amie. En réalité, c’est même plus complexe: une part de l’électricité est financée par l’ONG qui a remplacé les lampadaires récemment, une autre par les commerçants du coin. Et en effet, certains (riches) propriétaires de générateurs, qui louent déjà l’électricité (au noir) aux habitants du quartier, se retrouvent à participer à l’éclairage public... Ainsi renaît la fée électricité.

Des situations comme celle-là sont monnaie courante ici. Et c’est justement de ces tranches de vie, qu’avec Heidi.news, nous aimerions vous parler. Le Liban est un chaos, et le chaos une école: celle de la débrouille.

De la dynamite comme s'il en pleuvait

L’idée est née de la proposition de deux journalistes indépendants, Weilian Zhu, ingénieur en environnement de formation et Itzel Marie Diaz, spécialisée sur les enjeux de droits humains et de migrations, qui se sont rendus au Liban dans le cadre d’une bourse offerte par l’Earth Journalism Network de l’ONG Internews. Ils nous ont proposé quatre reportages terre à terre, racontant le pays à hauteur d’homme et de femme.

Pour le premier épisode, ils ont enquêté sur la pêche à la dynamite, très efficace mais calamiteuse pour l’environnement. Il m’a bluffée. La dynamite, j’en avais discuté avec des pêcheurs alarmés par la disparition des poissons. Au Liban, nous connaissons tous cette pratique. Mais concentrée sur les grands enjeux, je n’avais pas poussé plus loin. Or, à travers ce reportage, ils relatent la corruption, la défaillance de l’Etat, l’omniprésence d’explosifs. Bref, ils racontent ce pays.

Renards, bateleurs et dealers

Cette nouvelle Exploration a donc pour ambition de relater, à travers un patchwork d’histoires, le pays du Cèdre et ses habitants. Celui-là même que le poète Khalil Gibran, qui l’aimait éperdument, décrivait ainsi dans Le Jardin du Prophète:

«Ayez pitié de la nation dont le politicien est un renard, dont le philosophe est un bateleur, et dont l'art est l'art du rapiéçage et du pastiche.»

Au programme: une rencontre avec un marchand d’armes du Sud-Liban, qui nous expliquera la naissance de son business en 2000, année du retrait des troupes israéliennes. Lancé dans la restauration d’armes à feu pour nourrir son nouveau-né, il est devenu 20 ans plus tard l’un des plus grands dealers du pays. Sur un ton plus léger, nous irons aussi voir les noceurs de Beyrouth, qui persistent à faire vivre les nuits de la capitale.

Des histoires disjointes

Nous prévoyons aussi un arrêt à l’école. Ici, les cours d’histoire s’arrêtent après l’indépendance du pays, en 1943. Pas étonnant dans un pays où aucun seigneur de guerre ou presque n’a été jugé à l’issue d’une guerre civile de 15 ans (de 1975 à 1990), et où les versions de l’histoire varient selon les communautés à qui l’on s’adresse.

Et comme il faut aussi parler à l’intelligence, nous avons longuement interviewé le politologue franco-libanais Ziad Majed, qui nous fournit les quelques clés indispensables pour saisir ce pays si compliqué, avant d’y plonger tête la première.

Tout cela, nous vous le proposons alors que la frontière sud bouillonne, et que de plus en plus de voix s’alarment d’une déstabilisation totale, sur fond de guerre ouverte entre Israël et le Hezbollah. C’est un pari éditorial, celui de pouvoir nous faire entendre alors que fusent les bombes et que claquent les bruits de bottes.

Que voulez-vous, on ne peut pas vraiment parler du Liban sans prendre quelques risques.