Avec l’IA, on n’enseignera jamais plus comme avant

Dans un monde où l’IA peut rédiger des travaux personnels, passer des examens, les réussir bien mieux que l’étudiant moyen, l’école va avoir à se réinventer. Pour l’heure, l’effort se concentre sur la chasse à la triche, mais à terme c’est le concept même d’enseignement qui va devoir évoluer.

Anas Shahid, pour Heidi.news
Anas Shahid, pour Heidi.news

L'arrivée de ChatGPT en novembre 2022 a ébranlé le monde entier. Il est très vite apparu que les usages d’une bonne partie de la planète allaient suivre. Presque aussitôt sont apparus les premiers récits d'examens prestigieux réussis par l'IA générative. Pour ceux qui en doutaient encore, il est devenu évident que l’école et l’université seraient en première ligne face à cette deuxième révolution numérique.

Par exemple, ChatGPT 3.5 a réussi le LSAT (Law School Admission Test), et sa version 4 le fait avec une moyenne suffisante pour être admise dans les meilleures facultés de droit américaines. L’IA a aussi passé l'examen du barreau et obtenu des résultats proches de ceux requis pour entrer en médecine. Elle a même obtenu un excellent score à l'examen théorique de Master Sommelier, la plus haute distinction dans le secteur du vin.

Les détecteurs de plagiat

Ces exploits ont soulevé les plus grandes craintes: ChatGPT serait détourné pour réaliser les travaux à la place des élèves et étudiants, favorisant le plagiat et la tricherie, sapant l'effort d'apprentissage. Le département de l'éducation de New York a immédiatement banni l’IA générative, pour se rétracter quelques mois plus tard.

Ce contexte a contribué à dynamiser l'essor d'une industrie de détection de contenus générés par IA — bien que l'infaillibilité reste toujours hors de portée.

Turnitin est un des outils anti-plagiat les plus performants, utilisé par plus de 2 millions d'enseignants. La société a récemment indiqué que sur plus de 200 millions de travaux analysés via leurs services, 22 millions de copies auraient été rédigées avec l'aide de l'intelligence artificielle. On ne connaît pas le corpus analysé, ce qui doit porter à la prudence, mais tous les témoignages concourent pour dire que l’usage de l’IA se répand comme une traînée de poudre chez les étudiants.

La détection de l'utilisation de l'IA générative est délicate. Ce n'est pas aussi simple que de détecter un plagiat, car un texte généré reste un texte original. En outre, les étudiants ont des pratiques variées: certains peuvent demander à des chatbots de rédiger leurs travaux pour eux en grande partie ou en totalité, tandis que d'autres peuvent utiliser les outils comme une aide ou un partenaire de brainstorming.

L’IA comme aide aux enseignants

En vérité, la présence de l'IA est devenue incontournable, elle s'immisce dans tous les outils numériques, y compris dans les correcteurs d'orthographe comme Grammarly. Ce que les étudiants peuvent ou ne peuvent pas utiliser devient de plus en plus confus.

Paradoxalement, alors que les établissements élaborent des directives et des chartes éthiques pour limiter l'utilisation de ChatGPT par les élèves et les étudiants, l'IA est devenue l’alliée incontournable des enseignants pour élaborer les plans de cours et noter les travaux. Autrement dit, optimiser les tâches souvent chronophages qui se déroulent en dehors de la salle de classe.

Des services comme Wooclap permettent aux enseignants de générer des supports de cours, des questionnaires et des évaluations, tandis qu’un outil comme Writable permet de les assister dans l'évaluation des copies. Dans ce dernier cas, les dissertations sont soumises à ChatGPT pour obtenir des analyses détaillées, ce qui offre un gain de temps précieux.

L'intégration de l'IA dans l'enseignement

Les institutions éducatives sont incitées à réfléchir à l'intégration de l'IA générative au sein de leurs programmes. Souvent confrontées dans le passé à des promesses non tenues de la part des entreprises technologiques sur leurs logiciels «révolutionnaires» pour l'éducation, elles ont été prises au dépourvu avec l'arrivée des robots conversationnels comme ChatGPT.

Habituellement, l'engouement autour d'une technologie précède son adoption effective d'environ cinq ans. L'adoption et l'intégration immédiate de l'IA générative par le grand public est sans précédent.

Tout le monde s'accorde à dire que l'essor des modèles de langage à grande échelle a ouvert une nouvelle ère d'apprentissage personnalisé, laquelle offre la perspective de répondre aux besoins spécifiques de chaque étudiant en tenant compte de ses compétences et de ses lacunes. L'embauche de tuteurs humains est coûteuse, alors que ChatGPT offre une alternative bon marché disponible 24 heures sur 24.

Le modèle actuel d'enseignement est ainsi mis sous pression. C'est dans ce contexte qu'Ethan Mollick, professeur associé à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie, a suggéré la méthode de la «classe inversée pour un apprentissage actif»: les élèves s'approprient le contenu hors de la classe, tandis que la rédaction des devoirs et les activités pratiques se déroulent en présence de l'enseignant.

Des enseignants helvètes ouverts

En Suisse, les faîtières d’enseignants ont opté pour une approche résolument ouverte, en refusant l’interdiction de l’IA et en actant la nécessité de «préparer les élèves à une utilisation compétente et responsable des technologies numériques», ont indiqué le Syndicat des enseignant-es romand-es (SER) et son homologue alémanique lors de leur conférence de presse de rentrée pour l’année 2023-2024.

L’IA prolonge et accentue une problématique déjà à l’œuvre depuis l’avènement du web. Les enseignants vont devoir évoluer d’un rôle de «fournisseur de contenus» à celui «d’accompagnateur de connaissances», explique ainsi David Rey, président du SER, lors d’une récente table ronde de l’Unige consacrée à l’école du futur. Tout en reconnaissant qu’il y avait du pain sur la planche. «Pour le moment, nous sommes encore aux balbutiements au niveau de la scolarité obligatoire, indique-t-il. La réalité [est] bien différente dans les écoles du degré supérieur.»

Le cas de l’école Moser à Genève

A Genève, l’école privée Moser, qui accueille près de 800 élèves de la primaire au collège, a développé une approche tout en nuance. Dans les petites classes, aucun élève ne rédige sur un iPad, l'école privilégie l'écriture manuscrite, qui joue un rôle crucial dans le développement de l'enfant. À partir du cycle, les élèves peuvent remettre leurs travaux via un système informatique.

L'utilisation de ChatGPT dans les classes secondaires est interdite pour les devoirs notés et les examens de maturité. En revanche, les élèves qui passent le baccalauréat international peuvent inclure dans leurs dissertations du contenu généré par ChatGPT, à condition de le signaler explicitement et de citer correctement la source, à la fois dans le texte et dans la bibliographie.

L'école Moser met aussi un point d'honneur à former ses enseignants. «Nous avons récemment lancé une formation en ligne destinée aux professeurs sur l'utilisation de l'intelligence artificielle, explique sa directrice Pia Effront. Elle vise à expliquer son fonctionnement, les défis qu'elle présente, le soutien qu'elle peut apporter dans le processus d'apprentissage et les conséquences, notamment juridiques, tout en proposant des applications pratiques à des fins pédagogiques.»

En revanche, l’IA est pour l’instant bannie comme outil de génération de texte pour les enseignants. «Pour le moment, il est interdit au corps enseignant d'utiliser ChatGPT pour rédiger des commentaires ou le bulletin scolaire d'un élève, et il ne doit pas être utilisé pour concevoir des cours», précise la direction de l’école Moser Genève.

Du côté de l’université

À l'Université de Genève, bien qu'il n'existe pas encore de directives spécifiques concernant l'usage de l'IA, une charte d’éthique et de déontologie est en vigueur. L’institution a même créé un site à l’intention des enseignants, qui répertorie les meilleures ressources et donne quelques exemples – encore limités en nombre – d’emploi de ChatGPT dans ses enseignements.

La préoccupation sur la rédaction de notes et d'examens est un vrai sujet, note Xavier Oberson, spécialiste de droit fiscal et professeur à l’Unige, interrogé sur ce point. «L'université dispose bien d'un système capable de détecter avec une certaine précision si un contenu a été repris de l'Internet, mais il est évident que citer un article de loi ne constitue pas du plagiat.»

Un enjeu crucial est l'attribution des sources, tant dans le texte que dans les annotations en bas de page. «Il y a quelques mois, un chercheur suisse m'a interrogé sur deux thèses relatives à la TVA, attribuées à l’Unige en 2019. En réalité, elles n'existaient pas», relate Xavier Oberson. «Cette situation souligne l'importance d’être extrêmement prudent avec les sources générées par l'IA.»

Un exemple a fait le tour du monde, qui illustre bien les risques liés à la dépendance envers des sources non vérifiées. En mai 2023, un avocat américain a été épinglé par un juge de New York pour avoir préparé un dossier de contentieux contre la compagnie aérienne colombienne Avianca, truffé de références erronées et de décisions de justice imaginaires. Il avait demandé à ChatGPT de s’en charger…