Genève, nid d’espions en liberté 

Genève est pleine de mystères. En voilà au moins un que nous allons éclaircir. Le détective Mario Brero y est connu comme le loup blanc. Mais personne n’imaginait qu’il avait réussi à arracher des millions aux services secrets des Emirats pour détruire la réputation de leurs ennemis, réels ou fantasmés, en Suisse et en Europe. Parmi les organisations ciblées comme pro-Qatar et proche des Frères musulmans, il y a même le Bondy Blog, que j’ai lancé en 2005.

Genève, en juin 2020, opération «night of light». (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi)
Genève, en juin 2020, opération «night of light». (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi)

La grande enquête à laquelle participe Heidi.news depuis hier avec une quinzaine de médias européens s’intitule «Abu Dhabi Secrets». Elle aurait pu s’appeler «Geneva Secrets», si cette ville n’en comptait pas beaucoup d’autres.

Le détective Mario Brero, fondateur de l’agence Alp Services, est connu comme un loup blanc en ville. Nous-mêmes avions frappé à sa porte pour notre enquête de 2020 sur la guerre entre le renard Yves Bouvier et l’oligarque Dmitry Rybolovlev. C’est vers lui que se sont longtemps tournées les principales banques privées et les prestigieux cabinets d’avocats pour tout savoir sur un client ou l’adversaire d’un client. C’est à lui que les oligarques russes se sont adressés pour leurs basses œuvres. 

Le «roi des détectives» est nu

Or le 29 mars 2021, jour de son 75e anniversaire, Mario Brero s’est fait pirater ses données informatiques. Comme il avait la manie des archives, cela fait beaucoup: 1,5 million de fichiers, 8 millions d’emails, 6200 contacts renseignés, dont plusieurs journalistes rémunérés pour des opérations de dénigrement. De ces millions de documents, Heidi.news, Mediapart et les membres le consortium de médias European Investigative Collaborations (EIC), dont fait partie la RTS, ont pu en consulter une partie. En particulier les missions qu’Alp Services a menées pour le compte des services secrets des Emirats arabes unis entre 2017 et 2021.

A la fin mars, le magazine américain New Yorker publiait une enquête remarquable sur la façon dont Mario Brero, pour les Emirats, a détruit la réputation et les affaires d’un Tessinois d’origine égyptienne, Hazim Nada. Mais il y a bien davantage. Pour maintenir l’intérêt de ses clients émiratis, l’officine de la rue de Montchoisy devait fournir sans cesse de nouvelles «cibles», quitte à inventer les liens entre ces personnes ou ces organisations avec le Qatar, le grand rival des Emirats dans le Golfe, ou la confrérie des Frères musulmans. 

Personnalités à «détruire»

C’est ainsi qu’une ONG honorablement connue des Nations unies, Alkarama, qui luttait contre la torture et les détentions arbitraires dans les pays arabes, a dû fermer boutique. Une ministre belge, des personnalités scandinaves, le socialiste français Benoît Hamon, l’auteure et réalisatrice Rokhaya Diallo ou des associations comme le Bondy Blog (que j’ai lancé en 2005 en banlieue parisienne) ont été livrés en pâture aux Emirats.

Dans certains cas, ces «cibles» ont subi des filatures. Et vous verrez au fil des épisodes qu’Alp Services ne fait pas dans la dentelle…

Mais arrêtons-nous un instant. Cette agence a pignon sur rue. Elle utilise des méthodes souvent illégales pour «détruire», comme elle le dit, des personnes, chercher ou mettre des squelettes dans les placards de ses «cibles». Elle a travaillé pour un Etat étranger sans l’autorisation (obligatoire) du DFAE. A notre connaissance, elle ne fait pas l’objet d’enquête au Ministère public de la Confédération.

La privatisation du renseignement

Bien sûr, il y a d’autres officines de renseignements à Genève, et les concurrents d’Alp Services doivent se frotter les mains. Le secteur est même florissant, depuis que les Etats ont décidé de sous-traiter une partie de leurs activités secrètes à des sociétés privées, un peu comme les armées, russes ou américaines, ont recours à des milices privées pour certains théâtres de guerre (lisez à cet égard notre grand récit en cours sur Wagner en Afrique).

Le principe suisse, c’est l’autorégulation. En matière de fraude fiscale comme d’agences de renseignement. On a vu ce que ça donnait pour les intermédiaires financiers, pas de raison de supposer qu’il en aille différemment pour les détectives. Le système fonctionne sur la confiance et beaucoup jurent, la main sur le cœur, que c’est le meilleur possible. Vraiment?