«La place financière suisse est très en retard sur l'adoption des politiques climatiques»

Lucie Pinson, fondatrice de l'ONG Reclaim Finance l Stéphane Cojot Goldberg
Lucie Pinson, fondatrice de l'ONG Reclaim Finance l Stéphane Cojot Goldberg

Malgré les nouveaux outils de la finance dite «verte», les acteurs du secteur, en Suisse, participent activement au chaos climatique. Une finance helvétique qualifiée de «fossile et écocide» par le festival Alternatiba, qui a lieu cette semaine à Genève. Parmi les invités de la manifestation, Lucie Pinson, fondatrice de l’ONG Reclaim Finance et lauréate du Prix Goldman pour l’environnement, équivalent du Prix Nobel vert. Depuis plusieurs années, elle plaide pour le désinvestissement des énergies fossiles. L’objectif: rediriger les flux afin de passer d’un modèle économique carboné à un modèle décarboné. Elle livre à Heidi.news son analyse de la place financière suisse.

Heidi.news – Votre ONG Reclaim Finance eu un réel impact sur certaines banques et assurances françaises qui ont désinvesti des énergies fossiles. Est-ce que votre venue à Genève signifie que vous préparez aussi un coup dans un établissement suisse?

Lucie Pinson – Nous suivons de près les acteurs financiers suisses et leurs pratiques dans le secteur des énergies fossiles, notamment à travers nos outils d’analyse comme le Coal Policy Tool et le Oil and Gas policy Tracker, la campagne Insure our Future qui vise Swiss Re et Zurich ou encore le rapport Asset Management Scorecard qui couvre, entre autres, UBS AM ou Credit Suisse AM.  En matière d’adoption de politiques climatiques, la place financière suisse est très en retard par rapport à ses pairs au niveau européen. Nous retrouvons ce même écart au niveau de la Banque nationale suisse (BNS).

Quel est cet écart?

La BNS est la première banque centrale à avoir adopté des critères d’exclusion des énergies fossiles sur ses activités, monétaires ou non monétaires. Cependant, on déplore le fait qu’elle reste sur une logique de gestion du risque financier et s’en tient à adopter un critère d’exclusion extrêmement faible qui n’inversera clairement pas la tendance en matière climatique. La BNS n’exclue que les entreprises primairement actives dans le domaine du charbon, donc celles qui ont plus de 50% de leur activité dans la production de charbon. Ce n’est pas suffisant et on peut parler de greenwashing. De plus, la BNS investit toujours sans aucune restriction dans le charbon et les énergies, contrairement à la Banque de France qui a des critères ambitieux voire très ambitieux sur ces secteurs.

Sur la place financière suisse, qui sont les bons et les mauvais élèves?

Commençons par les bons élèves. En matière de charbon, les assureurs SwissRe et Zurich ont des politiques assez équivalentes à celles des meilleurs élèves en la matière au niveau international. Mais c’est une exception relative car leur engagement sur le pétrole et le gaz sont insuffisants.

En ce qui concerne les mauvais élèves, le Credit Suisse et l’UBS figurent parmi les banques qui financent le plus les énergies fossiles au niveau international, avec 130 milliards de dollars de financements accordés à la branche depuis l’Accord de Paris. Ils financent notamment Glencore, dont le charbon ne constitue que 6% du revenu total mais qui reste le 9e producteur de charbon au niveau mondial et qui continue de développer des mines à rebours total de ce que recommandent les scientifiques. L’UBS finance aussi KEPCO qui tire 45% de sa production d’électricité du charbon et développe de nouvelles centrales à charbon en Asie du Sud-Est.

Pourtant, un rapport publié il y a quelques jours avance que plus de 60% des établissements membres de l’association suisse des banques ont pris des engagements auprès de l’organisation Glasgow Financial Alliance for Net Zero (la GFANZ, référence en matière de neutralité carbone dans le secteur financier). Ce qui serait mieux que la moyenne internationale…

Oui, les acteurs Suisses ont des engagements sur le papier. Mais beaucoup n’alignent pas leurs pratiques avec leurs discours. Autrement dit, le déclaratif et la participation à une coalition ne sont pas gage d’action climatique.

Ce qu’il faut savoir, c’est que chaque membre de la GFANZ doit adopter des cibles de décarbonation mais que les exigences diffèrent selon les alliances. Elles sont plus importantes pour les détenteurs d’actifs que pour les banques et encore plus pour les gestionnaires d’actifs. De plus, leur adoption n’est pas gage d’arrêt des soutiens aux activités strictement incompatibles avec nos objectifs climatiques. Ainsi, les assureurs membres de GFANZ ne sont pas soumis à de telles exigences puisque celles-ci ne seront définies qu’en 2023.  Pourtant, il faut comprendre qu’aucune banque ne financera un projet pétrolier et gazier qui n’a pas de couverture assurantielle. Donc les assurances façonnent silencieusement le monde de demain par leur couverture d’assurance. En d’autres termes, le secteur des assureurs est primordial dans l’équation climatique. Sans parler du fait qu’ils investissent les primes de leurs clients dans des secteurs carbonés.

Justement, Greenpeace a publié une étude dénonçant les caisses de pension helvétiques. Ces dernières seraient complices de la déforestation. En tant que citoyen, comment s’assurer de ce qui est fait, ou non, avec notre argent?

Tout un chacun doit d’abord faire le bon choix de partenaire bancaire pour son compte courant. Il y a des choix bien meilleurs que d’autres en matière climatique. Vous l’aurez compris, je déconseille d’ouvrir un compte chez UBS et Credit Suisse.

Ensuite si quelqu’un a de l’épargne à placer, il va falloir se renseigner sur les différents produits d’épargne proposés, potentiellement se méfier des allégations en matière environnementale et exiger de la part du gestionnaire de fonds la communication de tous les noms des entreprises présentes dans le fonds d’investissement. Derrière un petit nom trompeur comme un «fonds planète» ou socialement responsable peuvent se trouver des entreprises impliquées dans les énergies fossiles, mais aussi la violation des droits humains et l’armement.

Et enfin il existe des possibilités qui vont au-delà de l’épargne. Les citoyens peuvent reprendre le contrôle de leur argent et lui donner une pleine utilité en investissant dans des projets locaux et éco-responsables.

Revenons-en à Reclaim Finance, quel est votre manière d’agir?

Nous sommes une ONG de recherche et de campagne. C’est-à-dire que nous essayons toujours de comprendre et de convaincre avant de contraindre en jouant sur le risque réputationnel. Lorsque l’acteur tarde à agir, on ne s'interdit pas de pointer du doigt les manquements en pratiquant ce que l’on appelle communément le name & shame. Il s’agit de recourir à l’interpellation publique, de publier des rapports, de mettre en évidence l’écart entre discours et pratiques, etc. Nous agissons aussi pour pousser les gouvernements et régulateurs à adopter des normes contraignantes capables d’en finir avec une finance délétère.

Mais même si certains collaborent, il faut rester prudent. Dans le documentaire «Les sirènes de la finance verte», on remarque que certains fonds verts financent en fait des projets tous saufs verts. Certains banquiers se justifient en disant que la transition se fait par étape. Qu’en pensez-vous?

C’est une très bonne question. En effet, le soutien de la transition est un narratif porté par de nombreux acteurs financiers pour justifier leur inaction et le maintien de leur financement aux entreprises des énergies fossiles. Pourtant, l’initiative Climate Action 100+ a prouvé que la majorité des entreprises ne remplissent pas les critères exigés pour être reconnues comme entreprises de transition, notamment sur l’indicateur le plus important qui est la baisse des émissions carbone. Là aussi, il s’agit d’une stratégie de greenwashing.

Si financer la transition n’est pas justifiée, comment doit-on agir? En fermant tout bonnement le robinet financier de ces entreprises fossiles?

Avant d’en arriver là, les acteurs financiers ont un rôle actif à jouer car ils peuvent faire office de levier sur leurs clients. En ce sens, ils doivent absolument communiquer des demandes claires aux entreprises de leur portefeuille. Ils doivent poser des conditions au financement, demander des plans de transitions transparents et exiger que l’arrêt de l’expansion des énergies fossiles soit un critère clé de la politique d’entreprise et de la politique de vote en assemblée générale. Sans respect de ces critères, ils doivent alors désinvestir.

  • Heidi.news est partenaire du Festival Alternatiba.