En voulant élargir l'autoroute, le Conseil fédéral joue les pompiers pyromanes

Avoir une vision stratégique pour le climat, c'est quoi? Précisément le contraire de ce que fait le Conseil fédéral quand il prévoit d'élargir les autoroutes, s'insurge Marc Muller, ingénieur en énergie et fondateur d'Impact Living, entreprise spécialisée en transition énergétique.

Le Conseil fédéral ouvert à l'élargissement de l'autoroute A1 à au moins six voies. | Keystone
Le Conseil fédéral ouvert à l'élargissement de l'autoroute A1 à au moins six voies. | Keystone

Dans certains scénarios climatiques, le Conseil fédéral prévoit de diminuer de 30% le trafic routier individuel d'ici 2050. Réussir la transition énergétique nécessitera de réduire le nombre de voitures de 4,7 millions à environ 3,6 millions en 2050, ce qui correspond à une baisse de 1,2% par année.

Mais coup de génie ou plutôt de magie, le même Conseil fédéral prévoit, dans le même temps, d'augmenter à six voies minimum les autoroutes de Genève à Zurich! D'ici à ce que cela soit réalisé, nous serons aux alentours de 2030-2035, soit à un moment où le trafic devrait avoir baissé (toujours selon les scénarios) d'environ 15%. Que penser d’une pareille incohérence ?

Pour réussir notre transition et vivre avec les ressources renouvelables dont nous disposons, c’est en réalité très simple: nous devons baisser l’intensité énergétique avec laquelle nous vivons et laisser plus d’espace à la nature. Le contraire nous expose à des risques aussi inutiles que de plus en plus manifestes.

Mon ami valaisan

Lors d’une conférence sur l’énergie, un habitant de Verbier en Valais m’a dit la chose suivante: «Vous vous rendez compte des bouchons qu’il y a sur l’autoroute? Je travaille à Genève et pendule tous les jours, les trajets c’est l’enfer. Il nous faut une troisième voie.» Ma réponse: «Il faudrait peut-être surtout que vous déménagiez ou changiez de travail.» Remarque qui m’a valu les qualificatifs habituels de «retour à la grotte» et de «Khmer vert».

La réalité, c’est que pour ce Valaisan, le prix individuel à payer dans les bouchons et en coûts énergétiques est inférieur aux bénéfices qu’il retire de jouir d’un salaire de grande ville tout en logeant dans un cadre de vie montagnard. Il est donc prêt à souffrir (et à polluer) dans les bouchons, d’autant plus que le système le lui permet – voir l’y encourage fiscalement.

Cela reflète surtout un autre problème. Dès que l’on construit une offre, les nouvelles habitudes sociales s’y adaptent très vite. Prenons une démonstration par l’absurde. Si Elon Musk construit une base sur Mars combinée à des navettes spatiales pendulaires Terre-Mars… un jour ou l’autre un couple aura bien un enfant avec des parents séparés vivants chacun sur sa planète. Et l’un deux dira forcément: « J’ai quand même bien le droit d’aller voir mon fils sur Mars! On ne va pas revenir à l’âge des cavernes!»

Exemple saugrenu? Eh bien, parlez avec un immigrant dont les parents sont restés au Brésil et regardez son empreinte énergétique annuelle…

L’effet pervers de l’électrique

Bon, heureusement, les nouvelles technologies vont nous aider. Mmhh… Pas si sûr. Regardons le véhicule électrique. Son empreinte climatique et énergétique est largement meilleure qu’un véhicule à essence. Pour autant, il risque bien d’amplifier l’attractivité de l’offre. La conduite semi-autonome, combinée à un prix du kilomètre cinq fois inférieur à l’essence, rend le désagrément des bouchons beaucoup plus supportable.

Grand nombre de nouveaux acheteurs de ces véhicules s’étonnent eux-mêmes de voir leur kilométrage annuel grimper de 20% à 50% en passant à l’électrique. Le bilan climatique reste meilleur, mais la taille des infrastructures nécessaires (et le bétonnage lié) ne fait qu’augmenter. De même que la tentation d’habiter et de travailler toujours plus loin.

Vu que c’est moins pénible à l’électrique, mon ami valaisan prendra peut-être un job encore mieux payé à Zurich et pendulera toujours en bagnole.

Jouer sur l’offre

Voilà maintenant la bonne nouvelle! Si la question de l’offre marche dans un sens (polluer plus), elle marche aussi dans l’autre (polluer moins).

  • Les villes qui ont développé de vraies infrastructures de mobilité douce de qualité se retrouvent rapidement avec une diminution du nombre de véhicules individuels motorisés, sans interdictions.

  • Les surfaces libérées peuvent être restituées à des activités recréatrices, aux PME, à l’agriculture urbaine ou à la nature.

Dès qu’une offre à faible intensité énergétique est plus attractive qu’une offre polluante, nous l’adoptons aussi.

Le retour de boomerang climatique

Mais voilà, jusqu’ici la Suisse s’est dit: «Nous sommes riches, nous pourrons toujours acheter ce dont nous avons besoin à l’étranger. Alors bétonnons, ça augmente le PIB!»

Sauf qu’aujourd’hui le retour de boomerang climatique se fait de plus en plus sentir.

  • La guerre en Ukraine nous montre qu’un monde où les marchandises circulent sans entraves s’éloigne.

  • Et qu’en outre, tous les pays ne sont pas du tout désireux de collaborer avec nous à des objectifs humanistes.

La Suisse au milieu de tout cela s’isole peu à peu, mais compte toujours plus sur les autres pour s’approvisionner en à peu près tout (nourriture, vêtements, bitume, ordinateurs, données, métaux, technologies, …).  C’est un risque largement sous-évalué à ce jour.

Dans ce contexte, continuer à investir dans des infrastructures à haute intensité énergétique et de matériaux comme les autoroutes, c’est encourager les entreprises et les citoyens à adopter des modes de vie et de production toujours plus dépendants de l’étranger. Alors même que tous les signaux nous montrent que la disponibilité de ce dont nous avons besoin pour notre qualité de vie n’est plus garantie à l’avenir.

Nous devrions au contraire considérer chaque mètre carré d’agriculture, chaque mètre carré de forêt et chaque mètre carré de piste cyclable comme des atouts stratégiques, quasi militaires. Afin de préserver notre indépendance, notre résilience et nos forces vives, dans un monde de moins en moins multilatéral et aux ressources naturelles de plus en plus dégradées.

Ceux qui continuent à promouvoir le bétonnage, les infrastructures à haute intensité énergétique sont en réalité des gens dangereux pour la Suisse. Et malheureusement, ils siègent au Conseil fédéral.