Politique, violences conjugales et loi du secret

Nous publions ce matin un article sur les soupçons de violences conjugales de la part d’un candidat au Conseil des Etats. C’est pour moi l’occasion de réfléchir au secret qui entoure bien souvent ces affaires dans notre pays, et au rôle de la presse.

Le candidat Michael Buffat (UDC) consulte les résultats du premier tour de l’élection au Conseil d'Etat vaudois le 20 mars 2022 à Lausanne. (KEYSTONE/Cyril Zingaro)
Le candidat Michael Buffat (UDC) consulte les résultats du premier tour de l’élection au Conseil d'Etat vaudois le 20 mars 2022 à Lausanne. (KEYSTONE/Cyril Zingaro)

Il aurait évidemment été bien plus simple de ne pas publier ce qui suit, ni l’article détaillé que cet éditorial accompagne. Je vous le résume:

- L’épouse du député UDC vaudois Michaël Buffat, candidat au Conseil des Etat le 22 octobre, aurait pris récemment refuge dans une institution pour personnes victimes de violences conjugales;
- Heidi.news a pu consulter un procès-verbal d’audition en 2016 devant la justice vaudoise d’une précédente compagne de Michaël Buffat: elle fait état de coups à répétition et d’une menace avec une arme à feu lorsqu’elle a voulu le quitter.

Cela aurait été plus simple, parce que l’on se serait épargné la recherche fastidieuse de sources pour confirmer l’information initiale – qui toutes ont requis l’anonymat. On aurait évité de devoir consulter nos avocats sur les risques juridiques liés à cette publication.

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Et bien sûr, la semaine prochaine aurait été plus calme: pas d’accusations contre Heidi.news, comme cela va probablement se produire, de vouloir brouiller le jeu politique en publiant des informations compromettantes sur un candidat à deux semaines des élections, à l’instar de ce qui s’est produit après nos révélations sur le candidat MCG Philippe Morel à Genève.

La Suisse, pays du secret

En somme, nous aurions pu ne rien faire. Estimer qu’en l’absence de déclarations fracassantes de la victime ou d’une plainte pénale en bonne et due forme, les déclarations de plusieurs proches ne suffisent pas à prouver quoi que ce soit et que les possibles violences de Michaël Buffat contre ses compagnes successives doivent rester à l’état de rumeurs – lesquelles circulent depuis plusieurs années.

Le secret, le silence, cadrent d’ailleurs parfaitement avec les mœurs de notre pays. On sait, on se tait. On écarte les rideaux pour regarder dans la rue, on murmure sa désapprobation et on retourne devant la télé en se disant qu’on ne va pas se mêler de la vie des autres.

Après nos révélations sur une transplantation effectuée par le Dr Morel d'un foie qui aurait été attribué à l'un de ses patients plutôt qu'à un patient zurichois qui aurait dû en bénéficier, plus d'une dizaine de personnes nous ont confirmé la véracité de ces faits et nous ont remerciés d'avoir eu le courage de publier cette affaire, ce alors que l'intéressé niait le mauvais usage de cet organe et affirmait que les documents sur lesquels nous nous fondions étaient des faux. 

Une arme à feu sur sa compagne

Dans le cas de Michaël Buffat et de son épouse, c’est pareil. Selon nos informations, plusieurs responsables politiques vaudois, de droite comme de gauche, sont au courant, mais font le dos rond, espérant que cela ne sorte pas avant les élections.

Et pourtant, nous publions cet article. Pourquoi? C’est une phrase dans la déposition de la précédente compagne de Michaël Buffat qui nous a convaincus de le faire. On est à l’été 2014. Cela fait un an que la plaignante prend régulièrement des coups, affirme-t-elle. Elle lui aurait dit alors son intention de le quitter.

«Il m’a dit: “alors, tu veux qu’on arrête?” et lorsque je lui ai répondu oui, il est allé chercher un pistolet dans un placard à la cuisine et l’a pointé sur moi en me disant que si je partais, il appuierait sur la détente», a-t-elle déclaré en 2016 au procureur.

Notre métier de journalistes

La plainte a été classée après audition de la plaignante. Non pas en raison de son contenu, qui n’a pas fait l’objet d’une enquête, mais parce qu’elle a été déposée trop tard.

Michaël Buffat siège au Conseil national depuis huit ans. Il a échoué de peu l’an dernier à entrer au Conseil d’Etat vaudois et se présente cet automne au Conseil des Etats. C’est un personnage public, qui soigne son image. Révéler de possibles faits de violence conjugale est donc une information essentielle pour les électrices et électeurs – et qui intéressera la justice, si la victime dépose plainte à temps.

Le devoir d’exemplarité des élus est un sujet délicat. Je préfère m’en tenir à un concept moins étouffant: un minimum de décence et le respect de la loi. Sans compter que les actes délictueux ou choquants finissent par s’ébruiter, de sorte que les élus en faute prêtent le flanc à toutes sortes de tentatives de manipulation. Faire état de ces vicissitudes, c’est peut-être remettre les pendules démocratiques à l’heure, mais surtout faire notre métier de journalistes.

Vaud, la moitié des féminicides suisses

Philippe Bigler, directeur du centre d’accueil Malley Prairie pour les victimes de violences conjugales et du Centre de Prévention de l’Ale, ne commente pas les informations de Heidi.news sur le passage de l’épouse de M. Buffat dans son institution: le secret professionnel lui interdit de s’exprimer sur un cas particulier. «Toutes les victimes ne déposent pas plainte, dit-il, signe de la difficulté d’être crue. D’autant plus si l’auteur des faits est bien intégré ou socialement haut placé. Souvent, les victimes ont peur des représailles si elles parlent, poursuit-il. Leur peur est légitime, car parfois, il y en a. Et la plupart des féminicides interviennent après la séparation, d’où l’importance de se faire soutenir par des structures professionnelles afin d’assurer sa protection.»

Depuis le début de l’année, 13 féminicides ont été perpétrés en Suisse, dont six dans le canton de Vaud, selon l’organisation Offensive contre les féminicides.

Dernière question à Philippe Bigler: des articles comme celui que nous publions ce matin sont-ils utiles pour lutter contre le fléau des violences domestiques? Ces articles sont «intéressants», dit-il. «Ils permettent de lutter contre les préjugés selon lesquels les auteurs de violences sont soit issus des classes défavorisées, soit d’origine étrangère.»

NB: Cet article a été modifié le 16 octobre 2023 pour supprimer provisoirement, sur ordre de justice, une phrase et un paragraphe concernant le Dr Morel. Suite à une ordonnance du 14 décembre 2023 du Tribunal de première instance de Genève, qui donnait raison à Heidi.news, ces deux éléments ont été rétablis le 29 décembre.