Le retrait russe de l’accord céréalier va prouver que l’Afrique reste trop dépendante des importations alimentaires 

Ce lundi 17 juillet 2023 à minuit devait être renouvelée une troisième fois (après novembre 2022 et mars 2023), la « Black Sea Grain Initiative» permettant à l’Ukraine et à la Russie d’exporter des céréales depuis les installations de la Mer Noire. La Russie annonce se retirer de l’accord, qui est pour le Kremlin «de facto terminé». L’enjeu, pour l’Afrique, c’est d’aller au-delà pour réfléchir à une agriculture durable sur le continent. 

Un champ de blé en Ukraine, dans la région de Donetsk, le 16 juillet 2023. EPA/OLEG PETRASYUK
Un champ de blé en Ukraine, dans la région de Donetsk, le 16 juillet 2023. EPA/OLEG PETRASYUK

A chaque grande crise régionale, internationale ou mondiale, tout le monde souligne à raison la vulnérabilité systémique de l’Afrique quant aux impacts de ladite crise. Et sans remonter loin dans l’histoire, on peut relever trois crises de ces deux dernières décennies, qui le démontrent à souhait.

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La crise alimentaire mondiale de 2007-2008, qui s’est traduite par les «émeutes de la faim», a touché majoritairement des pays africains: Égypte, Maroc, Nigeria, Sénégal, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Mauritanie, Mozambique, Burkina Faso, etc. A cette occasion, le Pr. Jean Ziegler, rapporteur spécial de la commission des droits de l’homme des Nations unies pour le droit à l’alimentation, relevait déjà la vulnérabilité particulière de l’Afrique, en dénonçant notamment la «destruction systématique de ses agricultures vivrières».

La crise du COVID-19 n’a pas touché l’Afrique comme les autres régions du monde, mais ses conséquences socio-économiques ont été et sont encore très importantes pour le continent: forte détérioration des moyens de subsistance des populations, dégradation des finances publiques, endettement, ralentissement des efforts pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD). Ainsi, même une crise qui semblait épargner l’Afrique dans son déploiement, a fini par l’impacter fortement par ses conséquences.

Et le schéma s’est vérifié une fois de plus avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui, bien que lointain, a «réussi» à impacter le continent sur différents plans, en particulier sur la question alimentaire, du fait de la trop grande dépendance africaine vis-à-vis des marchés agricoles mondiaux.

L’Afrique trop dépendante des flux agricoles mondiaux

La Russie et l’Ukraine tiennent une place très importante sur le marché mondial des produits agricoles: 30% du blé et de l’orge, 20% du maïs et plus de la moitié de l’huile de tournesol. Troisième plus gros producteur de pétrole après l’Arabie Saoudite et les États-Unis, la Russie est également un exportateur très important d’engrais pour l’agriculture. On comprend que les sanctions occidentales prises à son encontre puissent affecter profondément les marchés mondiaux et les chaines d’approvisionnement. La conséquence a été immédiate en termes de déstabilisation des flux commerciaux agricoles pour plusieurs régions du monde, en particulier l’Afrique du Nord où les importations de produits agricoles venant de la zone de guerre sont significatives.

Le blé consommé en Afrique est à 80% importé de Russie et d’Ukraine. D’autres produits sont concernés: tournesol, engrais, pétrole, etc. A cause de la guerre, la dépendance des pays africains vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, notamment pour les besoins agricoles, a grandement contribué à exacerber les tensions et les difficultés qui existaient déjà sur le plan alimentaire sur le continent.

Consciente de cette dépendance et après les émeutes de la faim de 2008, l’Afrique, sous la houlette des Nations unies, avait déjà pris un certain nombre d’initiatives afin d’affirmer une position commune lors du Sommet onusien sur les systèmes alimentaires qui a eu lieu en septembre 2021. Cette vision, appuyée sur le Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine (PDDAA) et la Déclaration de Malabo sur la croissance agricole accélérée de juin 2014, défendait l’idée d’une agriculture africaine résiliente et durable face aux différents chocs. Tout allait plutôt dans le bon sens de la sécurisation des voies d’approvisionnement alimentaire pour l’Afrique avant que le conflit russo-ukrainien ne vienne rappeler la fragilité du continent et sa dépendance des marchés alimentaires mondiaux.

L’accord céréalier, une réponse d’urgence que l’Afrique doit dépasser

C’est pour répondre en partie à la déstabilisation des marchés agricoles mondiaux que les accords d’Istanbul ont pris l’initiative céréalière censée atténuer les tensions sur les chaines d’approvisionnement. L’Afrique n’est ni la seule ni la première bénéficiaire de cet accord. Mais toujours est-il que la dépendance de l’Afrique est telle que toute initiative permettant de détendre l’environnement des échanges est a priori bénéfique. Néanmoins, il faut replacer l’initiative céréalière dans son contexte de mesure d’urgence qui ne peut assurer une sécurité alimentaire durable pour le continent.

«Les pays africains auraient grand intérêt à saisir cette crise pour en faire une opportunité de décisions politiques audacieuses en faveur d’une agriculture africaine véritablement résiliente et inclusive»

Le fait que l’Afrique importe autant de produits agricoles est déjà une aberration en soi, étant donné le potentiel du continent en matière d’agriculture. Avec le changement climatique, l’heure est plutôt à la production locale et à la promotion des circuits courts, notamment en matière de production vivrière. Par ailleurs, que le blé soit une denrée de grande consommation dans certaines régions africaines pour des raisons historiques et culturelles (Afrique du nord), ne doit pas empêcher de se poser la question de la pertinence de l’importation de certains produits agricoles alors qu’il est bien possible d’envisager des alternatives. L’utilisation de certaines farines locales comme celle du manioc ou du maïs en boulangerie est une piste à explorer, comme le développement des engrais naturels mérite d’être soutenu massivement.

Alors, au lieu de s’accrocher à cette initiative céréalière conçue avant tout pour les marchés agricoles mondiaux, et d’attendre son renouvellement à l’infini, les pays africains auraient grand intérêt à saisir cette crise pour en faire une opportunité de décisions politiques audacieuses en faveur d’une agriculture africaine véritablement résiliente et inclusive.

L’audace d’une agriculture africaine résiliente

Concrètement, il s’agit pour l’Afrique d’envisager plusieurs mesures capables d’impulser un système alimentaire durable et inclusif. D’abord, de façon générale, augmenter la production céréalière locale et faire croitre les secteurs agroalimentaires sur le continent. A ce propos, la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) entrée en vigueur en janvier 2021, devrait constituer un important levier pour intensifier les échanges commerciaux agricoles à l’intérieur du continent.

Ensuite, il est important qu’au niveau de chaque pays, soit pensée une meilleure intégration des cultures vivrières dans les politiques agricoles, en les liant aux enjeux de santé et protection sociale (ODD 1, 2 et 3). A l’échelle du continent, il s’agit de dépasser les initiatives solitaires prises pour assurer une certaine souveraineté alimentaire nationale (dans la crise alimentaire, le Ghana et l’Algérie par exemple, ont pris des mesures pour ne plus exporter vers les voisins) pour développer une véritable solidarité régionale dans la chaine de valeur agricole continentale. La souveraineté alimentaire (notamment nationale) est un objectif louable dont l’atteinte est forcément corrélée à un préalable : assurer la sécurité alimentaire pour toutes les populations africaines, en misant sur la solidarité.

Le conflit russo-ukrainien a remis en lumière les faiblesses intrinsèques des systèmes alimentaires africains. Il y a de fait une véritable crainte sur l’atteinte des objectifs de l’ONU en termes de lutte contre la faim, la pauvreté et pour la sécurité alimentaire. Dans ce cas, au-delà de la solution très limitée de l’initiative céréalière, il faudrait peut-être repenser complètement la politique d’importation des produits agricoles dans une Afrique qui dispose de 60% des terres arables dans le monde. L’Afrique doit-elle accepter l’augmentation exponentielle de son importation de blé ou peut-elle trouver des alternatives, des céréales ou des tubercules de substitution? C’est une question profonde, à forte dimension anthropologique, culturelle et sociétale qui se pose pour l’Afrique, à travers la crise céréalière, la sécurité alimentaire, les choix économiques de production et le modèle développement.